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Le droit à la formation des travailleurs et des travailleuses de plateformes numériques : le cas de Wecasa

Résumé


L’article analyse la formation des travailleuses des plateformes numériques, en particulier chez Wecasa. Il montre que ces travailleuses, souvent diplômées, considèrent rarement Wecasa comme un lieu de formation, bien que l’entreprise propose des moments considérés comme tels. En réalité, ils visent principalement à uniformiser les pratiques et à inculquer une culture d’entreprise plutôt qu’à fournir de nouvelles compétences, à quelques exceptions près. Wecasa promeut un discours valorisant mais impose un cadre rigide, notamment par le biais des évaluations clients. Si la plateforme professionnalise le travail domestique, elle perpétue aussi de nouvelles formes de domination. 


Introduction

Ces dernières années, de grands projets collectifs avec d’important financement ont favorisé le développement de la recherche sur le travail de plateforme en France1. Dans ce cadre, ce sont surtout les secteurs masculinisés et leurs mobilisations qui ont été interrogés, qu’il s’agisse des chauffeurs VTC (Abdelnour, Bernard, 2019 ; Carelli, Kesselman, 2019), ou des livreurs à vélo (Jan, 2018 ; Lebas, 2019 ; Stevens, Aunis, 2021 ; Dufresne, 2022). Néanmoins, si le travail à domicile, un secteur d’activité comprenant une grande majorité de femmes, est également investi par les plateformes depuis le milieu des années 2010, il demeure moins visible, à la fois parce qu’il a entièrement lieu dans l’espace privé et parce que les collectifs de travail, éclatés, peinent davantage à se mobiliser2. En d’autres termes, les travailleuses restent peu interrogées.

Le travail domestique rémunéré fait l’objet de nombreuses recherches (Devetter, Jany-Catrice, Ribault, 2015 ; Delpierre, 2022) sans que les effets de son ubérisation aient été traités, notamment en ce qui concerne la formation professionnelle. En effet, en 2015, O2 et Shiva sont les leaders du marché : « Shiva, et ses 5000 « employés de maison », propose des formules d’abonnement ou de prestations ponctuelles. Le tout à partir de 125 agences […] gérées par des franchisées. »3 En 2017, Pierre André, diplômé d’école de commerce, ainsi que Julien Lestvel et Antoine Chatelain, centraliens lancent l’application Wecasa. Une nouvelle étape est franchie : les travailleuses et les client·es sont directement mis·es en relation via l’application. Avec le premier déconfinement de 2020, la demande grimpe de 700%. Au deuxième semestre 2021, l’entreprise rassemblant 5000 indépendant-e-s – des « partenaires » – et 50 salariés, est le « leader en France de la réservation de services de coiffure, esthétique, massage, coach sportif, ménage et garde d’enfants à domicile »4 puisqu’il rassemble plus de 100 000 clients réguliers5. Selon l’un des fondateurs, « ces services répondaient à une demande sociétale avant la pandémie mais la crise sanitaire a accéléré les choses ; on réserve désormais plus facilement sur internet »6.

Bien que les compétences des travailleuses à domicile soient le plus souvent peu reconnues du fait de leur naturalisation, elles ont fait l’objet de formations professionnalisantes dans l’histoire (Lebeaume, 2019). Comment cette formation se trouve-t-elle reconfigurée par le capitalisme de plateforme (Cingolani, 2021) ? De la formation initiale à la formation continue, du savoir-faire au savoir-être, Wecasa propose différentes modalités d’apprentissage que l’entreprise appelle « formation », en distanciel ou en présentiel, par l’intermédiaire de questionnaire ou d’échange.

I. Du côté des travailleuses de plateformes, une formation initiale importante qui se suffit à elle-même

C’est en nous appuyant sur deux méthodes que nous avons réalisé notre enquête : les entretiens d’un côté, et une observation participante, de l’autre. Il est intéressant de constater que les résultats concernant la formation ne sont pas exactement les mêmes en fonction de la méthode employée.

A En amont même du travail de plateforme, des enquêtées formées…

Dans un premier temps, à partir des entretiens réalisés, on peut distinguer deux profils d’enquêtées : d’un côté, des travailleuses immigrées déclassées, possédant souvent un fort capital culturel, de l’autre, des travailleuses de nationalité française appartenant plutôt au pôle économique des classes moyennes. La majeure partie d’entre elles ont une trajectoire que l’on pourrait qualifier d’« empêchée », soit par l’immigration, soit par l’échec de leur accès à l’indépendance, symbolisée le plus souvent par la possession d’un salon. Wecasa est précisément une réponse à cet empêchement, souvent considéré comme une solution transitoire dans l’attente d’un accès premier ou renouvelé à l’indépendance.

Malgré ces deux profils assez différents, les travailleuses interrogées possèdent un certain nombre de points communs : elles ont toutes suivi une formation initiale, elles sont toutes diplômées. Cela peut s’expliquer en partie par une forme de biais de sélection. En effet, si Wecasa demande relativement peu de documents à l’embauche, l’entreprise vérifie néanmoins que chaque personne recrutée possède bien un diplôme de puériculture, d’esthétique, de coiffure ou de massage, en fonction du ou des secteurs d’activité envisagés. La seule exception concerne le ménage, où Wecasa ne demande aucun diplôme. Mais comme ce secteur est pris en charge majoritairement par des travailleuses immigrées déclassées, elles n’en demeurent pas moins diplômées dans d’autres domaines. Cela apparaît clairement quand on récapitule les études et les diplômes de nos différentes enquêtées :

Tableau récapitulatif de la formation initiale des personnes enquêtées :

Nom anonymisé

Formation

Zoé (garde d’enfant, 31 ans)

Baccalauréat général littéraire, suivi d’une faculté de psychologie. CAP petite enfance et diplôme d’État d’auxiliaire de puériculture.

Nour (ménage, 29 ans)

Master 2 en psychologie clinique et victimologie en Algérie.

Nazélie (esthéticienne, 31 ans)

Faculté de médecine en Arménie, qu’elle ne termine pas. CAP d’esthétique en France.

Julia (massage, 31 ans)

Baccalauréat général économique et social. DUT gestion. ISAM [Institut Supérieur d’Administration et de Management]. École spécialisée dans l’immobilier pendant six mois puis abandonne. Master dans une École Supérieure de Commerce en alternance. Certificat de massage.

Oksana (coiffure, 41 ans)

4 ans de formation pour être auxiliaire vétérinaire en Ukraine. Diplôme d’auxiliaire vétérinaire. En parallèle, elle suit des cours du soir de coiffure. Puis trois ans de formation coiffure en France.

Hind (ménage, 30 ans)

Master 2 de psychologie en Algérie.

Chanez (ménage, 30 ans)

Licence en management d’entreprise et marketing en France.

Camille (coiffure, 29 ans)

Bac gestion comptabilité et finance des entreprises. Mise à niveau en art appliqué.

CAP d’esthétique.

Brevet de coiffure.

Gaëlle (esthéticienne, 30 ans)

Baccalauréat. Diplôme d’hôtesse de l’air. Formation d’agent immobilier. Formation de maquilleuse. CAP esthétique.

Apolline (esthéticienne et masseuse, 28 ans)

Bac professionnel.

CAP esthétique. Qualification professionnelle de massage.

Louisa (ménage, 28 ans)

En Algérie : Master économie monétaire et bancaire. En France : Master 1 économie du droit, et master 2 économie sociale et solidaire.

Ainsi, toutes les travailleuses enquêtées possèdent une forme de capital culturel, qui peut s’avérer plus ou moins important, mais qui est néanmoins existant. Elles ont suivi des formations souvent diverses, longues, et sanctionnées par un ou des diplômes.

B. … Qui une fois devenues travailleuses de plateforme considèrent peu Wecasa comme une instance formatrice

Même si Wecasa recrute globalement des employées déjà formées, l’entreprise se considère néanmoins comme une instance formatrice, bien qu’aucune de ces formations ne soit obligatoire à l’exception du visionnage des sept vidéos peu après le recrutement suivies d’un questionnaire de compréhension. Elle propose ainsi deux types de formation : d’un côté, chaque mois, Wecasa propose une nouvelle « masterclass » en ligne, gratuite, d’une durée d’une heure, où chacun·e peut s’inscrire. Ces masterclass sont ensuite disponibles via l’application en ligne pour tou·te·s les travailleur·se·s Wecasa. De l’autre, l’entreprise propose également des formations en présentiel, payantes, à l’échelle de plusieurs heures, voire de plusieurs journées. Néanmoins, même si ces formations sont payantes, ce ne sont pas les personnes qui y participent qui les financent : tantôt l’entreprise propose de faire elle-même les dossiers administratifs de chacune des participantes afin d’obtenir un financement auprès du Fonds d'Assurance Formation des Chefs d'Entreprise Artisanale (FAFCEA), tantôt Wecasa finance la formation.

En entretien, nous demandions aux enquêtées si elles étaient intéressées par l’offre de formation de Wecasa et si elles y avaient déjà participé. À nos questionnements, la majorité d’entre elles ont répondu qu’elles n’avaient pas suivi de telles formations. Plusieurs raisons sont alors mises en avant. La première est directement liée à leur profil : elles se considèrent déjà suffisamment formées, et ne ressentent pas le besoin d’approfondir leurs connaissances et leurs pratiques. Mais d’autres raisons sont également présentées. Le manque de temps est l’une d’entre elles. Significative est ainsi la réponse de Nour (ménage, 29 ans) : « Non. Non. J’ai jamais été… j’ai pas eu le temps ». Cet enjeu du temps est lié à un autre, celui de la rémunération. En effet, même si elles n’ont pas à financer leur(s) formation(s), néanmoins, quand elles réalisent ces dernières, elles ne sont pas pour autant payées. Comme elles n’ont pas un salaire fixe mensuel, quand elles font une formation, elles ne travaillent pas, et perdent donc du salaire. Par ailleurs, la formation peut être tout particulièrement coûteuse en termes de temps et d’argent quand les travailleuses Wecasa n’habitent pas en région parisienne : en effet, la plupart des formations ont lieu dans les locaux de Wecasa, qui sont eux-mêmes situés à Paris. Pour s’y rendre, il faut donc prendre et payer le train, ce qui rajoute une complication, et a tendance à décourager les travailleuses de plateforme.

Enfin, un dernier élément qui explique l’absence de demande de formation repose sur une tension autour du ménage déjà soulignée plus haut. Wecasa ne demande aucun diplôme dans ce secteur, et les travailleuses elles-mêmes ont tendance à considérer que le ménage ne requiert aucune qualification. Ainsi, Louisa (ménage, 28 ans), explique : « Comme en Algérie j’aidais trop ma Maman à la maison, donc je faisais tout le ménage… Je le fais très, très bien donc… Il y avait pas besoin de faire une formation ». On assiste à une véritable naturalisation des compétences : les travailleuses de plateforme, parce qu’elles pratiquaient ces tâches enfant ou adolescente auprès de leur mère, parce qu’elles les pratiquent toujours dans leur propre famille à l’âge adulte, considèrent qu’elles savent déjà les faire. Pourtant, Wecasa propose des formations au ménage, et deux enquêtées, Hind (ménage, 30 ans) et Chanez (ménage, 30 ans), les ont d’ailleurs suivies, ce qui entre en contradiction avec l’idée qu’il ne faudrait aucune compétence pour ce secteur d’activité. D’ailleurs, quand on demande à Chanez (ménage, 30 ans) si elle a suivi des formations, et qu’elle reconnait en avoir fait une sur le ménage, elle ajoute tout de suite : « Mais après voilà, personnellement, je sais très bien faire le ménage chez moi. [Chez le client] je le fais, on va dire, de la même manière, ou parfois mieux parce que voilà, un client qui paye, il demande, il attend que le travail soit parfaitement bien fait ». Dans son discours, on voit qu’elle maintient un double niveau d’interprétation : d’un côté, elle réaffirme le fait qu’elle possède déjà les compétences nécessaires au ménage, puisqu’elle les pratique chez elle, et de l’autre, elle avance néanmoins que le ménage chez un client n’est pas de la même nature que celui effectué chez soi, et nécessite donc des pratiques différentes, puisque le client « paye » et attend donc un certain standing. Ce qui ressort des entretiens, c’est donc bien une tension entre la naturalisation des compétences et la professionnalisation rendue possible par l’exécution professionnelle d’une tâche dans le cadre d’un rapport marchand, qui exige donc une formation. Néanmoins, on voit avec l’exemple du ménage que même les enquêtées qui déclarent ne pas suivre de formations ou ne pas en avoir besoin peuvent, quand on creuse le sujet en entretien, afficher une réalité plus contrastée. De la même façon, deux enquêtées ont fait figure d’exceptions : non seulement elles ont suivi de nombreuses formations, mais à leurs yeux, c’est même un des avantages de Wecasa. C’est ainsi le cas de Julia (massage, 31 ans), qui a utilisé Wecasa pour se former au massage thaï, et qui a fait plusieurs masterclass en replay, notamment sur la micro-entreprise et l’auto-massage ; et également d’Apolline, qui a suivi une formation au vernis semi-permanent. Elle souhaitait également réaliser une formation au massage thaï sur quatre jours à Marseille, mais n’a pas pu la réaliser, car elle a été annulée faute de participantes. Or, ce qui est marquant, dans un cas comme dans l’autre, c’est qu’elles incarnent des extrêmes en termes d’investissement au sein de la plateforme. En effet, par manque de demandes, Julia est très peu sollicitée par la plateforme, seulement quelques fois par an. Elle utilise dès lors essentiellement Wecasa pour ces avantages supplémentaires ; et à ses yeux, la formation en fait partie. À l’inverse, Apolline est extrêmement investie dans la plateforme, au point d’en être une de ses ambassadrices. On ne peut s’empêcher de se demander alors si le fait de suivre une formation n’est qu’un aspect de plus de son investissement dans la plateforme. Ainsi, dans le cas où l’investissement est minimal, la formation est considérée comme le « plus » de Wecasa qui justifie presque qu’on y reste ; dans le cas où il est maximal, la formation constitue un échelon de plus d’un « parcours obligé » pour une travailleuse déjà très investie dans la plateforme.

Comme première conclusion, on peut ainsi souligner que du fait de leur formation antérieure et de leur capital culturel, la majorité des enquêtées de notre corpus certes restreint ne considère pas Wecasa comme une instance de référence pour leur formation, à quelques exceptions près. Pourtant, Wecasa effectue bien un travail de formation, de façon certes insensible, mais néanmoins continue.

II. Du côté de Wecasa, une formation continue qui sert à unifier les pratiques

L’enquête participante a mis en lumière l’existence d’une formation continue : en rentrant à l’intérieur de la plateforme en tant que travailleuse, nous avons pu nous rendre compte qu’il y avait en réalité une forte diversité de moment appelés « formations », mais qu’elles avaient surtout pour ambition d’unifier très basiquement certaines pratiques professionnelles des travailleuses et surtout de les initier aux règles spécifiques de la plateforme. Ainsi, à partir du moment où on est recruté·es par Wecasa, les « formations » se font en continu – nous les aborderons ici par ordre chronologique.

A. De la formation de nouvelles recrues à l’acquisition de compétences professionnelles

Nous l’avons précisé, sur le papier, il peut sembler assez facile d’être embauchée par Wecasa : peu de documents sont demandés, seul un entretien d’embauche s’effectue par téléphone. Néanmoins, dès cette étape, un premier aspect de formation apparaît clairement. En effet, Wecasa demande à cette occasion de visionner neuf vidéos obligatoires – sept sont communes à toutes les « spécialités », deux sont adaptées au(x) secteur(s) d’intervention des futures travailleuses (ménage, garde d’enfant, etc.). Il s’agit de les visionner, puis de remplir un questionnaire qui vérifie l’assimilation de leur contenu. L’ensemble est assez rapide, environ une trentaine de minutes. L’enjeu de ces vidéos est moins de former à des compétences claires autour des pratiques professionnelles que de présenter le fonctionnement de Wecasa, et surtout ses attentes. Si on résume ces dernières à partir des vidéos projetées, on peut en dénombrer trois fondamentales. Tout d’abord, il faut répondre positivement au plus grand nombre de sollicitations. Ensuite, une fois la réservation faite et acceptée par un·e client·e, Wecasa insiste sur la nécessité d’honorer le rendez-vous et de s’y rendre à l’heure. Enfin, il s’agit de réaliser des prestations de qualité. Ici, on voit bien que l’essentiel du contenu des vidéos vise à uniformiser les pratiques : il porte moins sur la façon concrète de réaliser les prestations (que Wecasa contrôle finalement assez peu), que sur des questions de savoir-être et sur les protocoles attendus par l’entreprise (en clair, que faire selon quelle situation).

Dès le départ, on constate également une extrême valorisation des nouvelles recrues : « vous êtes expert de votre métier, c’est pour cela que nous vous faisons confiance », « à vous de faire la preuve de votre savoir-faire grâce à des protocoles rigoureux, du matériel et des produits professionnels et un savoir être exemplaire ». L’uniformisation des pratiques se fait à travers un discours valorisant et professionnalisant. Certes, il s’agit d’apprendre aux futur·e·s recru·e·s le fonctionnement et les attentes de l’entreprise. Mais il s’agit aussi de les pousser à augmenter leur investissement au travail. Le discours valorisant de la professionnalisation est un aiguillon à la motivation des travailleuses à la fois pour rejoindre Wecasa et pour s’y investir (Koechlin et Gallot, 2023).

Enfin, il s’agit déjà, par cette formation dès l’embauche, d’une socialisation à l’évaluation, centrale dans le fonctionnement de Wecasa. On retrouve la forme scolaire de l’évaluation, par le fait de « tester » le visionnage des vidéos par un questionnaire, avec des réponses qui sont justes, et d’autres qui sont fausses. Or, cette forme de l’évaluation est omniprésente dans le fonctionnement de Wecasa, puisqu’un questionnaire est envoyé au client·e après chaque prestation, qui se matérialise par cinq notes (de 1 à 5) sur différents aspects de la prestation réalisée, matérialisées ensuite par une note totale. Il s’agit donc là aussi d’une forme de formation au fonctionnement de Wecasa, qui bien qu’implicite, n’en est pas moins effectif. On verra que cet enjeu de la notation est central non seulement dans le fonctionnement de l’application, mais aux yeux des travailleuses. Une fois engagées, les travailleuses de Wecasa ont la possibilité de suivre également une ou des formations en présentiel ou en distanciel, qui se centrent alors sur des points techniques. Dans ce cadre, il s’agit véritablement de l’acquisition de nouvelles compétences, ou de l’approfondissement d’anciennes compétences. On peut citer des formations au ménage, au repassage7, à certains types de massage ou encore à de nouveau type de pose de vernis. Ces dernières sont entièrement gratuites pour les participant·es. Si la formation est réalisée par un ou une professionnelle extérieure à Wecasa, il faut demander un financement auprès du FAFCEA. Sinon, il s’agit d’une formation Wecasa, prise en charge directement par l’entreprise, qui a créé son propre institut de formation, la Wecasa Academy, un organisme de formation certifié Qualiopi par Afnor certification. Le coût est alors de 175 euros pour les personnes extérieures à Wecasa, mais il est gratuit pour les travailleuses Wecasa. Néanmoins, en cas d’inscription et d’annulation ou d’absence le jour de la formation, il faut rembourser les 175 euros.

B. Les masterclass : formation ou coaching ?

Enfin, un dernier format et un dernier type de formations existent : il s’agit des masterclass, mensuelles, gratuites, disponibles en ligne ou en replay. Les sujets abordés sont nombreux : d’astuces sur le travail (« spécial garde d’enfants : des activités enfants ») ou sur le statut (« fiscalité, gestion et administration des micro-entrepreneurs »), à un support bien-être (« l’auto-massage », « le yoga »), en passant par des conseils concernant la carrière professionnelle (« développer votre notoriété sur Instagram pour gagner de nouveaux clients », « l’impact de la relation clients sur votre business »). C’est le dernier type de masterclass qui nous a tout particulièrement intéressées. Dans le cadre de l’observation participante, nous avons ainsi assisté à une masterclass intitulée « Comment valoriser votre travail et vous mettre en avant », réalisée par une coach que nous anonymiserons comme Tiphaine Baudry, en présence d’une manageuse de Wecasa, que nous appellerons Ségolène8. Tiphaine Baudry a une trentaine d’années. Journaliste, notamment à Elle, après des études à Sciences Po, elle est coach depuis peu, et l’autrice de pas moins de quatre livres. Se revendiquant, y compris pendant la formation, comme « féministe », elle s’est progressivement spécialisée dans les enjeux de carrière des femmes des classes supérieures. Même si elle ne le présente jamais explicitement, son travail part de l’expérience et s’adresse à des cadres d’entreprise. Le vocabulaire du management d’entreprise est ainsi omniprésent durant toute la formation, facilement identifiable sous sa forme anglaise non traduite – Tiphaine Baudry pousse ainsi à avoir un mindset de progression permanente, à améliorer son story-telling, à apprécier les feedback, à adopter le small talk, à avoir des no-go zone verbales, etc. Tout le paradoxe de cette formation proposée par Wecasa est que le public concerné, comme on l’a vu au début de cet article, ne fait pas du tout partie des classes supérieures, en France.

Si l’enjeu pour Wecasa est d’abord de développer une culture d’entreprise, on constate que la formation remplit au moins deux autres fonctions importantes. La première est de faire accepter le fonctionnement de Wecasa, en particulier les notes des client·e·s. C’est ce que Tiphaine Baudry développe tout spécialement autour de deux conseils : « sortir du perfectionnisme » (donc ne pas viser la meilleure note) et « préférer les feed-back au syndrome de la boule de cristal » (donc accepter les notes plutôt que d’essayer de devenir ce qu’a pensé le ou la cliente). Cet extrait de la masterclass montre un vrai travail pour faire accepter les notes, et donc la potentialité de ne pas avoir 5/5, aux travailleuses et travailleurs Wecasa présent·es en ligne :

Notes de terrain, Masterclass « Comment valoriser votre travail et vous mettre en avant », 16/05/22

Tiphaine Baudry : C’est un peu comme quand on va dans un restaurant : on va trouver ça bien, mais peut-être que la décoration aurait pu être meilleure, peut-être que l’entrée et le plat vont être délicieux et le dessert moyen, donc vous allez mettre 3/5 ou 4/5, peut-être, si vous êtes des adeptes de TripAdvisor, vous notez. Ça ne veut pas dire que vous ne retournerez pas dans ce restaurant. C’est pas grave. […]

Ségolène : Il faut une marge de progression, pensez-le comme ça.

Tiphaine : Exactement.

Ségolène : À l’école, est-ce que vous aviez tous 20/20 ?

Tiphaine : Non.

Ségolène : Quand on avait 16, ou même quand on avait 14 ou 15 – si vous vous faites la transcription sur 5, ça fait un 3 et demi ou un 4 –, vous étiez hyper contents, vous vous attendiez pas à avoir… Moi je me suis jamais attendue à avoir 20/20 de moyenne à l’école.

Tiphaine : Oui, exactement. Et puis surtout, cela permet d’avoir de la motivation. Quand vous n’avez que des 10/10, au bout d’un moment vous allez un peu lâcher, un peu jeter l’éponge, faire moins bien… […] Donc moi je trouve ça vraiment précieux de pas être en fait dans la perfection. Parce que déjà, ça veut dire qu’on est tous humain, qu’on a tous une marge de progression. Et surtout la progression, c’est quelque chose de beaucoup plus intéressant, pour vous de beaucoup plus enrichissant, parce que ça veut dire que vous allez être dans un apprentissage permanent, et que vous allez avoir de la motivation chaque jour. Et que quand vous allez passer de 6 à 7, à 8 /10, vous allez ressentir une grande joie. Quand vous êtes à 10, ben en fait vous pouvez que descendre après. Voilà. Ou rester à 10. Mais c’est épuisant, et vous finissez en burn-out, donc ça c’est pas du tout… Pas du tout désirable comme, voilà, comme objectif ».

Dans cet extrait où la comparaison avec l’école est omniprésente (et la comparaison des travailleuses avec des écolières, ce qui est significatif), marques de la socialisation professionnelle en train de se faire, plusieurs arguments sont avancés par les deux intervenantes pour faire accepter de ne pas avoir 5/5 dans la notation des client·e·s. Tout d’abord il faut relativiser la signification même de la notation, puisque lorsque les travailleuses elles-mêmes sont mises dans la situation de noter, il leur arrive de faire des retours moyens qui sont pourtant positifs ; ensuite il ne faut pas s’attendre à avoir la meilleure note, car cela n’arrive jamais dans la vie du premier coup ; enfin il faut avoir des marges de progression pour rester motivée, la perfection est ennuyeuse, on ne peut que redescendre ou finir en burn-out. Un point est néanmoins totalement absent de cette démonstration : le fait qu’avec le management algorithmique (Lee, Kusbit, Metsky et Dabbish, 2015), les mauvaises notes font baisser le nombre d’offres. Il ne s’agit donc pas d’une lubie de perfection de la part des travailleuses, mais bien d’un enjeu de salaire déguisé.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si à cette occasion, une participante prend la parole, en racontant une expérience d’intense déception, où après une prestation qui s’était très bien passée avec une cliente, cette dernière lui a mis la note de 3/5. On assiste alors à toute une conversion du regard d’Aïcha de la part de Tiphaine Baudry, qui développe longuement autour de son cas, et commente notamment : « Après moi j’trouve que 3/5, ça reste quand même une bonne note. […] Mais au fond cette personne vous a donné trois crédits, là où elle pouvait vous en donner cinq, mais elle vous en a quand même donné trois, donc ça veut dire qu’il y a plus de positif que de négatif ». Et Ségolène de préciser : « On vous dit qu’on note la session, et qu’on ne note pas la personne. […] Et donc oui, vous le prenez personnellement, parce que c’est votre travail, mais ce n’est pas vous en tant que personne, en tant qu’être humain qui est noté ». C’est ainsi qu’Aïcha finit par assentir face aux conseils donnés. Faire participer les professionnelles à des masterclass en distanciel, c’est d’autant plus les amener à voir comme Wecasa veut qu’elles voient les choses, dans ce qui a est à mi-chemin entre une véritable séance psy collective et des recommandations de l’employeur autour de bonnes et de mauvaises pratiques.

Une deuxième fonction importante des masterclass est particulièrement frappante notamment lors de cette observation. En développant une culture d’entreprise, et en faisant des travailleuses Wecasa des professionnelles, Wecasa tente de faire sortir le travail à domicile de la domesticité en le professionnalisant, même si un autre paradoxe est que cette métamorphose a lieu dans le cadre du capitalisme de plateforme (Cingolani, 2021). En effet, le travail à domicile est marqué à la fois par la gratuité dans le cadre familial (Delphy, 1970) et par son absence de limites temporelles dans le cadre des grandes fortunes, encore aujourd’hui (Delpierre, 2022). Deux objectifs que ne partage absolument pas Wecasa : le travail domestique doit être en partie circonscrit dans le temps ou en tout cas à la tâche, et il doit être rémunéré. Pour ce faire, tout d’abord les travailleuses à domicile Wecasa doivent devenir des professionnelles et Tiphaine Baudry en définit les contours comme suit :

Notes de terrain, Masterclass « Comment valoriser votre travail et vous mettre en avant », 16/05/22

Tiphaine Baudry : Sur le perfectionnisme en résumé, vous n’avez pas besoin d’être perfectionniste pour être un bon professionnel. C’est toute la différence. Le perfectionnisme c’est un peu vouloir toujours plus, et voir la moitié du verre à moitié vide. Le professionnalisme, à l’inverse, c’est en fait avoir un niveau d’exigence correct par rapport à ce que vous proposez, et aussi les tarifs que vous proposez ; avoir un niveau d’intégrité, c’est-à-dire que vous n’allez pas dépasser du cadre professionnel, vous êtes dans le respect de votre clientèle. Avoir la bonne distance. Ça c’est important. Et parfois quand on est trop perfectionniste, on peut aussi… Comment dire ? Voilà, entretenir un flou avec cette distance. En somme, être professionnelle, ce n’est pas que être excellent, c’est aussi avoir tout ce savoir-être qui va faire que vous allez être dans une bonne relation avec votre clientèle, vous allez aussi mieux communiquer, que vous allez mieux irradier on va dire, autour de ça, avec une savoir être plus positif.

Qu’est-ce qu’être une bonne professionnelle ici ? C’est proposer une somme de travail correcte par rapport au service demandé et au tarif payé. Mais c’est aussi tout un ensemble de « savoir être » et de comportements : savoir mettre la bonne distance, ne pas être dans une relation amicale ou familiale caractéristique du travail domestique mais être dans une relation professionnelle caractéristique du travail en entreprise. Tiphaine Baudry le répètera tout au long de sa formation : être ferme, savoir fixer des limites, avec cordialité et le sourire – qui sont vraiment des qualités des femmes des classes supérieures. Une fois que les travailleuses Wecasa sont devenues des professionnelles, alors elles peuvent faire valoir que leur travail est un vrai travail :

Notes de terrain, Masterclass « Comment valoriser votre travail et vous mettre en avant », 16/05/22

Tiphaine Baudry : On a des représentations en fait du service, des métiers du service, qui nous place pas forcément en position de pouvoir. Parce qu’on se dit qu’on est là pour satisfaire. Sauf que c’est pas parce qu’on est là pour satisfaire qu’on doit tout accepter, et qu’on ne peut pas mettre de… Comment dire ? Plus d’horizontalité dans la relation. […] c’est vraiment important, parce que dans des relations trop déséquilibrées, il y a une personne qui va empiéter sur l’autre avec son jugement, avec son pouvoir, et prendre l’ascendant, et l’autre va se sentir comment dire ? Beaucoup plus petite par rapport à ça. Si le client est roi, il n’est responsable de rien, mais il dispose de tout. Et ça du coup la relation est faussée. Ce qu’il faut faire du coup c’est être beaucoup plus dans un rapport horizontal, en faisant valoir la loi de l’offre et de la demande. […] La loi de l’offre et de la demande, c’est-à-dire que vous êtes dans un rapport égalitaire, vous êtes dans un échange, c’est du travail. Cela veut dire que comme une entreprise a des besoins et va embaucher un salarié qui a des compétences, vous votre client a des besoins, vous avez des compétences, et c’est un échange. […] Souvent en fait dans les professions aussi, où on est là pour prendre soin des autres, que ce soit de leur corps, de leur intérieur, on a l’impression qu’on fait ce métier, et qu’au final la meilleure rémunération c’est la satisfaction du client, et que du coup l’argent, […] ça va on va dire amoindrir l’amour du métier, votre investissement, tout ça. […] En fait vous allez respecter la valeur de votre de travail, et vous allez aussi la valoriser aux yeux du client.

Tout l’enjeu ici pour Tiphaine Baudry est de faire sortir le travail des services d’un rapport de domination, de servilité à la clientèle. Elle détaille abondamment l’exemple d’une cliente qui commanderait un massage de quarante minutes et demanderait à la fin si elle pouvait avoir cinq minutes ou dix minutes de massage supplémentaire. Que doit faire la professionnelle ? Il faut catégoriquement refuser, bien qu’en mettant les formes : on ne réalise que ce pour quoi on est payé. S’il y a des suppléments, ils doivent être rémunérés. On est dans la logique inverse du travail domestique potentiellement indéfiniment extensible, reposant sur des ressorts affectifs même quand il est payé. Le fait d’introduire un tiers dans la relation de domesticité, en l’occurrence Wecasa, avec ses propres intérêts économiques également en jeu, est censé permettre de briser ce rapport de proximité fondamental du travail à domicile.

Conclusion

Même si les travailleuses de plateforme n’en ont pas forcément conscience, on voit combien Wecasa administre une formation en continu tout au long du parcours dans l’entreprise. Si ces formations ne reposent pas tellement sur l’acquisition de nouvelles compétences, à l’exception des formations longues en présentiel, elles n’en constituent pas moins des tentatives d’homogénéisation des pratiques et des discours des professionnelles de Wecasa. Il s’agit alors moins d’un travail sur le savoir-faire que sur le savoir-être. Ce faisant, Wecasa propose à ses « collaboratrices » une éducation à la culture d’entreprise, à un ethos et à des normes des femmes des classes supérieures. Wecasa contribue ainsi à sortir le travail à domicile de la domesticité pour le faire entrer de plain-pied sur le marché. Tout le paradoxe repose sur le fait que loin de « libérer » ce travail, il ne fait que déplacer la domination, comme la tension autour des notes des client·e·s et du management algorithmique vient le révéler. Le travail à domicile, en étant pris en charge par le capitalisme de plateforme, sort ainsi d’une forme d’exploitation pour en entrer dans une autre.

Notes

  • 1. On peut citer l’ANR CAPLA, l’ANR NUTRA, le projet PLUS financé par la Commission Européenne, ou encore l’ANR CEPASSOC, projet porté par Claire Marzo, auquel nous avons participé en tant qu’historienne et sociologue. Nous profitons de cette occasion pour la remercier de sa confiance.
  • 2. Alors que les livreurs à vélo notamment sont visibles dans l’espace public, et connaissent des moments de centralisation, notamment dans l’attente des commandes. Cela a pour effet que certains travailleurs se connaissent entre eux, ce qui crée des conditions plus favorables à la mobilisation, et à la médiatisation de cette dernière.
  • 3. Lentschner Keren : « Uberisation » des services à la personne en marche depuis plusieurs années » Le Figaro, 2016.
  • 4. Damien Lepetitgaland, « Wecasa recherche 300 professionnels du bien-être et de l’aide à domicile », Le progrès (Lyon), 23 novembre 2021
  • 5. Julien van der Feer, « Wecasa démocratise le service et le bien-être à domicile », Chef d’Entreprise (site web), 19 juillet 2021.
  • 6. « Aide à domicile : Wecasa embauche », Le courrier picard, 11 mai 2021
  • 7. Nous avons eu la possibilité de réaliser gratuitement une formation repassage sur une journée complète dans le cadre de l’observation participante à couvert.
  • 8. Son nom de famille n’est jamais évoqué.

Références

  • Abdelnour, S., & Bernard, S. (2019). Communauté professionnelle et destin commun. Les ressorts contrastés de la mobilisation collective des chauffeurs de VTC. Terrains & travaux, 34(1), 91-114.
  • Aunis, É., & Stevens, H. (2021). Patienter sur les places et foncer dans les rues. Quand les coursiers occupent l’espace public. Images du travail, travail des images. URL : http://journals.openedition.org/itti/1839. DOI : doi:10.4000/itti.1839.
  • Carelli, R., & Kesselman., D. (2019). La régulation du travail des chauffeurs de VTC : disruption et résistance par la voie du droit. Chronique Internationale de l'IRES, 168(4), 29-50.
  • Cingolani, P. (2021). La colonisation du quotidien.
  • Delpierre, A. (2022). Servir les riches.
  • Devetter, F.-X., Florence, J.-C., & Ribault, T. (2015). Les services à la personne.
  • Dufresne, A. (2022). L’alliance internationale des livreurs à vélo. Salariat, 1(1), 221-235.
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  • Lebas, C. (2019). Carrière d’auto-entrepreneur et rapports (critiques) au travail : comment les coursiers à vélo font émerger des contestations. La Revue de l'Ires, 99(3), 37-61.
  • Lebeaume, J. (2019). L’enseignement ménager en France, Sciences et techniques au féminin, 1880-1980.
  • Lee, M.-K., Kusbit, D., Metsky, E., & Dabbish L.-A. (2015). Working with machines : The Impact of Algorithmic and Data-Driven Management on Human Workers, 1603–1612. URL : https://dl.

Auteurs


Fanny GALLOT

Affiliation : CRHEC, UPEC

Pays : France


Aurore KOECHLIN

Affiliation : Cetcopra, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Pays : France

Pièces jointes

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