Articles

Des mobilisations collectives introuvables pour les travailleuses de plateformes ? Le cas des plateformes de bien-être

Résumé

Les mobilisations des travailleurs de plateformes, rapidement après la mise en service de ces dernières en France, ont permis de montrer qu’il était difficile, mais pas impossible, de former des collectifs « hors du salariat et à distance » afin de contester des conditions de travail. Ces mobilisations apparaissent comme étant « improbables » au regard d’une série d’obstacles à laquelle font face ces travailleurs pour pouvoir s’organiser collectivement. Tout en partageant des conditions d’emplois similaires, les travailleuses des plateformes ne se sont pas constituées en collectif comme l’ont fait les chauffeurs et les livreurs. Pourtant, ce modèle d’organisation par le numérique a modifié, même si de manière plus récente, les conditions de travail d’un nombre croissant de secteurs féminisés tels que celui de la garde d’enfants, des aides ménagères ou encore des soins esthétiques. L’article interroge ainsi l’absence de mobilisations collectives parmi les travailleuses de plateformes en s’intéressant au cas des professionnelles de bien-être (esthéticiennes, masseuses, prothésistes ongulaires, maquilleuses) travaillant par l’intermédiaire de ces nouvelles organisations du travail et questionne les obstacles spécifiques auxquels ces dernières font face.

Introduction

Les mobilisations des travailleurs de plateformes, rapidement après la mise en service de ces dernières en France, ont permis de montrer qu’il était difficile, mais pas impossible, de former des collectifs « hors du salariat et à distance »1 afin de contester des conditions de travail. Ces mobilisations apparaissent comme étant « improbables » au regard d’une série d’obstacles à laquelle font face ces travailleurs pour pouvoir s’organiser collectivement : précarité des statuts, turn-over élevé, faible implantation syndicale, absence de tradition de luttes etc.,2 à l’instar de celle des travailleuses domestiques3, des travailleuses du sexe4, ou encore des aides à domicile5. Cette « improbabilité » a suscité l’intérêt des chercheuses et des chercheurs car, à ces obstacles classiques, s’en ajoutent d'autres, inédits, s’appuyant sur des formes renouvelées de contrôle et de désincitation, par le numérique, à la formation d’un collectif, comme la majoration des courses pendant les moments de rassemblements dans le cas des chauffeurs Uber6. Plus généralement, les mobilisations des travailleurs de plateformes révèlent des problématiques propres à l'essor du « capitalisme de plateforme »7 telle que l'ambiguïté de leur situation de quasi-salariat. Les plateformes numériques constituent en effet des espaces d’externalisation du travail, puisque le service qu’elles proposent est assuré par des travailleuses et des travailleurs indépendants qui ont pour particularité de mettre à disposition des entreprises, non seulement leur force de travail, mais également leurs outils de production, sans être salariés.

Tout en partageant des conditions d’emplois similaires, les travailleuses des plateformes ne se sont pas constituées en collectif comme l’ont fait les chauffeurs et les livreurs. Pourtant, ce modèle d’organisation numérique a modifié, même si de manière plus récente, les conditions de travail d’un nombre croissant de secteurs féminisés tels que celui de la garde d’enfants8, des aides ménagères9 ou encore des soins esthétiques10. Cette absence de mobilisation de la part des travailleuses de plateformes permet de rappeler l’importance de faire référence au « sexe » des actrices et des acteurs sociaux pour éclairer une situation sociale11. En effet, de la place dans la production, nous ne pouvons déduire une série de comportements et d’attitudes univoques. Plus précisément, et pour reprendre la formulation de Danièle Kergoat à propos des ouvrières et des ouvriers, nous ne sommes pas indifféremment travailleuses ou travailleurs de plateformes. Aux obstacles surmontés par les travailleurs des plateformes pour constituer un collectif, il s’agit donc de s’interroger sur ceux qui n’ont pas été franchis par les travailleuses des plateformes : pourquoi n’a-t-on pas observé de mouvements de mobilisations similaires à ceux des chauffeurs et des livreurs ? Interroger cette absence de mobilisation nous éclaire sur les difficultés supplémentaires rencontrées par les travailleuses de plateformes pour développer des sociabilités professionnelles, c’est-à-dire des relations au sein de l’organisation (interactions formelles) et en dehors de celle-ci (interactions informelles) favorisant la création d’un collectif de travail et l’émergence de revendications communes. En quoi les particularités de leur statut, de leur activité et de leurs caractéristiques sociales constituent-elles des éléments d'explications face à cette non-mobilisation ?

Afin de répondre à ces questionnements, cette contribution se concentrera sur les professionnelles des soins esthétiques qui entrent en contact avec des clientes et des clients exclusivement ou essentiellement via l’application numérique Wecasa et plus occasionnellement par le biais de plateformes concurrentes comme Simone Private Beauty Service ou encore Pop My Day. Ces plateformes, présentes dans les grandes villes, interviennent directement sur les prix (par une commission) et sur les manières de travailler des prestataires de soins de bien-être. À ce titre, elles sont qualifiées de plateformes de « travail à la demande »12. Les résultats sur lesquels nous nous appuierons sont issus d’une enquête de terrain réalisée entre janvier 2019 et mai 2020 dans le cadre d’un travail de mémoire de recherche en sociologie13. Cette enquête a été menée auprès de prothésistes ongulaires, esthéticiennes et/ou masseuses bien-être travaillant sur ces plateformes, que nous avons regroupées sous le terme de « professionnelles du bien-être » et dont les noms ont été ici anonymisés. Elle repose sur dix-neuf entretiens semi-directifs, des échanges informels, des observations non participantes ainsi qu’une analyse des stratégies de communication de Wecasa et des discussions sur certains groupes Facebook d'esthéticiennes indépendantes14. La recherche dans laquelle s'inscrit cette contribution n'avait pas pour objet les mobilisations collectives, mais plus largement la « condition laborieuse »15 des esthéticiennes exerçant par l'intermédiaire des plateformes numériques. Cependant, la mise en visibilité de ces non-organisations suppose la connaissance de leurs situations de travail ainsi que de leurs trajectoires sociales.

Nous verrons dans un premier temps que si les travailleuses de plateformes font face aux mêmes obstacles que les chauffeurs et les livreurs des applications du numérique, elles sont également confrontées à d'autres difficultés qui interrogent sur leur atomisation plus prononcée. Cependant, dans un deuxième temps, nous montrerons que des motifs de mécontentement émergent au fil d'expériences négatives. Si ceux-ci n'ont pas, pour l'instant, donné lieu à des mobilisations collectives, ils posent la question de la potentielle fin d'un « enchantement » face aux espoirs qu'elles plaçaient dans le travail de plateforme.

I. Les obstacles à la constitution d'un collectif de travail : des travailleuses de plateformes plus atomisées que les travailleurs ?

Si les travailleuses des plateformes ont tout autant de motifs pour se mobiliser que les travailleurs, de tels mouvements n'ont pas eu lieu. Cette non-organisation collective indique qu'en plus des obstacles identifiés par les chercheuses et les chercheurs pour qualifier les mobilisations des chauffeurs et livreurs « d'improbables », elles font face à d'autres obstacles. Autrement dit, qu'est-ce qui rend la mobilisation des professionnelles du bien-être des plateformes encore plus improbable que celle des chauffeurs Uber et des livreurs Deliveroo ?

A. Franchir l’obstacle d’une double concurrence : travail de plateforme et adversité féminine

Les professionnelles du bien-être de Wecasa sont placées en concurrence directe les unes par rapport aux autres du fait même de l’organisation de la plateforme, ce qui en fait un environnement de travail qui, en soit, est un obstacle à la constitution d'un collectif de travail et de revendications collectives. La particularité de cette organisation peut en effet les amener à se penser davantage comme concurrentes que solidaires à l'instar des chauffeurs Uber16. Lorsqu’elles s’inscrivent sur Wecasa, elles sont associées à un « score », nom donné par la plateforme à l’algorithme qui organise les prestations. Au départ neutre, il évolue par « l’action des clients [et des clientes] ainsi que celle des professionnels [et des professionelles] »17, c'est-à-dire principalement en fonction du taux d'acceptation par les esthéticiennes des prestations reçues, du taux de fidélisation, et de la notation des clientes et des clients après la réalisation de chaque prestation. Il est calculé sur la base des dix-huit derniers mois et correspond à une note sur cent. Ce « score » a une influence directe sur la qualité et la quantité des propositions qu’elles reçoivent car plus celui-ci est élevé, plus elles ont accès aux prestations les plus proches de chez elles et ayant les tarifs les plus importants. Il engendre donc une concurrence entre elles. D'une part, lorsqu'elles reçoivent une notification, elles doivent y répondre très vite : « si dans les dix minutes vous ne répondez pas, le rendez-vous va à une autre esthéticienne », souligne l’une d’elles en entretien. Elle précise qu'il faut être d’autant plus « efficace » quand le rendez-vous est pour le jour même en particulier dans les plus grandes villes, lieux dans lesquels la plateforme s'est étendue. Les dirigeants de la plateforme accordent une importance particulière à la réactivité des réponses car rapidité et instantanéité font partie des normes organisationnelles de l’économie à la demande. Cependant, cette rapidité exigée dans les réponses fait prendre conscience aux travailleuses de la plateforme du turn-over élevé qui lui est associé. D'autre part, les professionnelles du bien-être sont notées les unes par rapport aux autres en fonction de la qualité des services qu'elles prodiguent. Wecasa communique particulièrement sur cette qualité afin d'attirer une clientèle de cadres urbains habituée aux instituts et parfois réticente aux soins à domicile. Si les professionnels indépendants ont toujours été placés en concurrence, la particularité de cette plateforme est de la centraliser sur un même site. Sur celui-ci, les clients potentiels peuvent effectivement choisir les professionnelles du bien-être voulues, en plus du choix des prestations, en fonction de leurs notes, de leur zone de déplacement, de leur descriptif ou encore, de leur équipement. De plus, les professionnelles du bien-être Wecasa peuvent s'évaluer les unes par rapport aux autres par le biais des retours clients et distinguer ainsi celles qui ont intégré les normes professionnelles de la plateforme orientées vers un service « haut de gamme » et les autres. Pour justifier son faible score, Elisa (prothésiste ongulaire et maquilleuse, 33 ans) qui occupait anciennement le poste de responsable d'une boutique de luxe accessible, se différencie par exemple des professionnelles du bien-être certes plus « au taquet » qu'elle, car acceptant toutes les prestations, mais qui sacrifieraient en contrepartie la qualité de celles-ci, elle décrit :

« Moi je ne le fais pas parce que j’ai bossé dans le luxe, mais y en qui ont le portable sous les yeux pour pouvoir répondre rapidement aux demandes. Pourquoi ? Parce que ces nanas-là n’ont pas forcément la clientèle que j’ai moi, ou elles viennent peut-être de démarrer […] donc voilà je pense qu’elles vont être plus au taquet que moi. »

Les professionnelles du bien-être travaillant pour les plateformes font donc face à des injonctions contradictoires car elles doivent répondre le plus rapidement possible aux notifications de celles-ci, tout en prodiguant un service de qualité nécessitant notamment de ne pas regarder son téléphone pendant la prestation. Ce système participe de manière plus générale d’une « culture de la performance » au sein des services de bien-être, dans laquelle les prestataires sont continuellement incitées à « s’auto-optimiser »18. En effet, qui répondra le plus vite ? Aux plus de propositions ? Qui sera la mieux notée ? Qui réussira le plus à fidéliser la clientèle ?

Ces obstacles correspondent à ceux identifiés comme étant classiques pour les travailleuses et les travailleurs précaires et spécifiques pour les travailleuses et les travailleurs indépendants des plateformes. En effet, les chauffeurs Uber, du fait de la particularité de leur statut sont, eux aussi, amenés à se penser davantage comme concurrents plutôt que solidaires. Pourtant, ces derniers ont réussi à dépasser cet obstacle. En réalité, l'émergence de ces collectifs est en partie liée à l'identité masculine des chauffeurs, vectrice de solidarité19. En plus d’être quasi-exclusivement des hommes, les chauffeurs tiennent pour la plupart un discours « viriliste », qui semble servir de terrain commun, à la fois pour penser leur situation d’exploités, mais aussi pour penser leur capacité de contestation20. Les chauffeurs mobilisés sont les « vrais hommes », tandis que les autres sont des « pédés » ce qui correspond à un ordre de genre hétérosexuel assez classiquement analysé21. Ainsi, de manière traditionnelle, si certains collectifs masculins ont pu se constituer à partir du partage de conditions de travail communes, être entre femmes, selon des normes de genre fortes, peut au contraire créer de l’adversité et donc limiter la création de collectifs de travail favorisant l'émergence de revendications collectives. En effet, les professionnelles du bien-être interrogées ont fait part de retours peu épanouissants sur les collectifs de travail des emplois salariés qu'elles occupaient avant d'être indépendantes ce qu'elles expliquent notamment par la composition féminine de ce secteur d'activité. Or, l'indépendance leur permet, selon leurs mots, d'éviter d’être « entre bonnes femmes », dans les « cancans », la « méchanceté gratuite », avec des filles qui sont « très mauvaises entre elles » et font des « histoires pour rien ». La description de ces collectifs de travail féminin se rapproche de celle donnée par les ouvrières étudiées par Danièle Kergoat, à savoir un agrégat traversé par une intense concurrence interindividuelle22. La solidarité serait l’apanage du groupe des hommes ou du moins du groupe mixte. L'identification des femmes à un collectif féminin associé à des stéréotypes négatifs, les pousse au repli et aux comportements individualistes. Cette mise à distance d'un collectif féminin fragilise ainsi la constitution d'un collectif de travail qui favorise pourtant l'émergence de revendications collectives.

B. Des travailleuses solitaires et mères de famille, pénétrant dans des sphères privées

Les obstacles que rencontrent les professionnelles du bien-être des plateformes à la constitution d'un collectif de travail tiennent aussi aux spécificités de leurs métiers. La composition majoritairement voire exclusivement féminine est une des spécificités de ce corps de métier. Or, comme le rappelle Danièle. Kergoat, les journées de travail sont rythmées différemment selon les « sexes » : l’alternance travail / non-travail ne s’applique généralement qu’à une population masculine. Dès que l’on parle des femmes, elle souligne que c’est l’alternance travail salarié / travail domestique qui est porteuse de sens23. Dans le cas des travailleuses et des travailleurs de plateformes, cette différence s'observe dans la manière avec laquelle elles et ils occupent les moments de « creux » dans leur journée. Ces périodes ont effectivement pu constituer des moments propices à la création d’un collectif pour les travailleurs des plateformes, en particulier les livreurs Deliveroo. Patienter devant les restaurants en attendant les commandes, a favorisé l’émergence de sociabilités professionnelles entre les livreurs, directement en contact24. Étant relativement isolés, car passant l’essentiel de leur temps dans leurs voitures, les chauffeurs des plateformes ont moins d’occasions de rencontres que les livreurs. Même si l'essentiel du collectif se construit sur les réseaux sociaux, ils peuvent cependant tout de même être amenés à patienter « des heures ensemble » à proximité de certains lieux stratégiques comme les aéroports25. À l’inverse, ces moments de « creux » ont été identifiés par les travailleuses des plateformes comme des périodes pendant lesquelles elles pouvaient réaliser un travail domestique, un travail encore largement pris en charge par les femmes et d'autant plus prenant lorsqu'elles sont mères de famille26. Or, les professionnelles du bien-être rencontrées ont, pour la majorité (onze sur dix-neuf) des enfants à charge. C'est, par exemple, ce que Mégane (esthéticienne et masseuse bien-être, 29 ans), mère d'un enfant d'un an, explique lorsque je lui demande comment elle occupe ses journées entre les différentes prestations : « je rentre à la maison, je m’occupe de ma famille, si j’ai besoin d’aller faire les courses j’y vais […] ». Cette gestion du temps est partagée par d’autres travailleuses, comme Maria (esthéticienne, 37 ans) qui se présente comme étant « avant tout maman de trois enfants et après esthéticienne » et qui explique que ce mode d'organisation lui permet de pouvoir aller chercher ses enfants à la sortie de leurs activités scolaires. L'importance de pouvoir prendre en charge un travail domestique durant la journée fait écho aux expériences salariales négatives qu'elles ont vécues en tant que mère ou future mère. Alors que la paternité peut jouer en faveur de la réussite professionnelle27, la maternité peut en effet, à l'inverse, constituer un frein. Par exemple, pendant son congé maternité, Mégane entretient des relations conflictuelles avec sa supérieure hiérarchique. En raison de problèmes de santé, elle doit s'arrêter plus tôt que prévu. Sa supérieure fait « traîner les papiers » de son arrêt, comme pour la sanctionner, juge-t-elle, ce qui la met en difficulté financière. Elle conclut en disant avoir eu « l'impression de ne pas avoir le droit d'avoir un enfant ». Après son accouchement, elle ne reprendra pas cet emploi. De manière plus générale, les professionnelles du bien-être interrogées ont mis en évidence le manque de marges de manœuvre dont elles disposaient concernant les horaires et les jours de travail dans les emplois salariés qu'elles occupaient avant d'être indépendantes. À l'inverse, l'indépendance peut, à l’instar des « mompreneurs »28 décrites par Julie Landour29, être perçue comme un moyen d'acquérir davantage d'autonomie dans le choix des horaires et des jours de travail, et peut ainsi constituer une solution pour répondre aux doubles contraintes sociales qui pèsent sur elles : réussites professionnelle et familiale. L’articulation entre la vie familiale et la vie professionnelle est donc un élément important à prendre en considération car les projets de parentalité et les normes de « disponibilité féminine » qui lui sont associées30 influencent leurs engagements professionnels. Il faut cependant souligner qu'en fonction des contextes conjugaux, cette indépendance n’est pas pensée de la même manière. En couple avec des hommes dont les professions correspondent à des emplois de classes moyennes voire supérieures (comme ingénieur, médecin ou cadre commercial), la maternité sert de « porte de sortie honorable »31 du salariat. Dans ce cas, en donnant lieu à des arrangements au sein des couples, la maternité peut réaménager un « salariat féminin d’appoint » en « indépendance féminine d’appoint » et accentue la division sexuée du travail32. Lorsqu’elles sont séparées et qu’elles doivent, la plupart du temps, s’occuper seules de leur(s) enfant(s), l’indépendance, est perçue comme la seule alternative pour faire coïncider leurs engagements professionnels et familiaux, comme l'explique Pauline (esthéticienne, 42 ans), mère d'une enfant de neuf ans, « le seul moyen en tant que maman solo pour pouvoir lier sa vie pro et pouvoir s'occuper de son enfant sans forcément le mettre en garderie ou dans des centres qui coûtent une blinde, c'est d'être indépendante ». Cet aspect est d'ailleurs bien intégré sur le site de la plateforme Wecasa qui n'hésite pas à mettre à l'honneur les « super-mamans qui jonglent entre leur vie professionnelle et personnelle »33 par exemple à l’occasion de la fête des Mères, afin d’attirer les professionnelles des soins qui justement ne trouvent pas de solution pour articuler vie professionnelle et familiale.

La deuxième spécificité de ce corps de métier tient aux caractéristiques mêmes de celui-ci. En plus d'être une profession solitaire lorsqu'elle est exercée en indépendante, comme celle de chauffeur34, les professionnelles du bien-être travaillent dans un cadre privé et intime, au domicile des clientes et des clients. Ce cadre se traduit par une moindre visibilité dans l'espace public que les travailleurs des plateformes, comme les livreurs de repas à domicile qui circulent dans la ville35. D'autre part, ce métier implique implicitement une certaine discrétion, revendiquée par Wecasa sur son site internet. En effet, les travailleuses de la plateforme font partie de la « magie Wecasa »36 qui « chouchoutent plus vite que leur ombre à la vitesse de la lumière »37. La plateforme rejoint ainsi d'autres applications de mise en relation des services domestiques qui, par leur fonctionnement, peuvent rappeler l’histoire sexuée et racisée du travail reproductif38. Au sein de cette histoire, l’image vertueuse de la ménagère blanche est entretenue par une « armée de réserve », à savoir des femmes racisées, dont le travail est maintenu hors de vue et souvent rémunéré en dessous du salaire minimum. De plus, ces métiers n'appellent pas les mêmes formes de protestations et de capacité de nuisance que celui des chauffeurs des plateformes. En effet, ces derniers ont eu recours à des modes d'action faisant partie du « répertoire d'action collective »39 des acteurs du secteur des transports comme les chauffeurs de taxi ou des routiers, en bloquant notamment les grandes places parisiennes proches du périphérique, les axes de circulation importants de la capitale ou ceux menant aux aéroports40. Les professionnelles du bien-être, de par la nature même de leur travail, sont moins en mesure d'exercer de telles formes de contestation.

Au regard des obstacles spécifiques auxquels les professionnelles du bien-être font face, leur capacité à faire émerger des résistances collectives apparaît encore moins probable que celle des chauffeurs et des livreurs des plateformes qui se sont mobilisés. Elles doivent effectivement franchir des obstacles plus nombreux aussi bien classiques (atomisation du travail, précarité des revenus et des statuts) que caractéristiques du travail numérique de plateforme (management algorithmique). Une série de difficultés plus spécifique tient au fait qu'il s'agit de femmes, mères de famille, ayant un métier pratiqué à domicile – et donc en dehors de l’espace public. Finalement, les professionnelles du bien-être des plateformes disposent de « disponibilités biographiques »41 encore moins favorables que celles des chauffeurs Uber et des livreurs Deliveroo 42. Le peu de relations entre les travailleuses se vérifie d’ailleurs concrètement lors de la prise de contact pour les entretiens : il n’y a pas eu « d’effet boule de neige », les personnes rencontrées n’ayant aucune collègue de plateforme à « recommander ».

II. Une dénonciation progressive des conditions d’emplois empêchée par un rapport ambivalent aux plateformes numériques

Au-delà des obstacles spécifiques auxquels les professionnelles du bien-être sont confrontées par rapport aux chauffeurs et livreurs de plateformes pour constituer un collectif de travail, elles partagent également un rapport ambivalent à ces nouvelles formes d'organisation du travail, ce qui rend difficile l'expression d'un discours critique, même s'il n'est pas inexistant. Leurs trajectoires sociales et professionnelles permettent en effet d’expliquer que les plateformes numériques, par les opportunités professionnelles qu’elles offrent et par le travail de communication qu’elles réalisent, donnent la possibilité aux professionnelles du bien-être de tirer les gratifications symboliques et sociales43 associées au statut d’indépendant. Cependant, au fil de leurs expériences de travail, des mécontentements de la part de ces dernières émergent. Si ces expériences sont parfois partagées sur les réseaux sociaux, elles ne permettent pas, pour l’instant, de passer outre les obstacles identifiés, mais posent la question de la potentielle fin d’un « enchantement » face aux espoirs qu'elles plaçaient dans le travail de plateforme.

A. Les promesses de Wecasa : contourner un travail subalterne tout en restant indépendante

Les plateformes numériques ont pour spécificité de tenir des promesses44. Dans le cas de Wecasa, celles-ci se situent à la fois dans la constitution d’une clientèle rapide, sans travail de communication à réaliser (« Nous trouvons des clients proches de chez vous »)45, une flexibilité dans les horaires et les lieux de travail (« Travaillez où et quand vous voulez »), une indépendance totale (« En un mot cela signifie que vous êtes libre ») ainsi qu’une rémunération attractive (« Gagnez jusque 2000 euros »). Ces promesses font écho à leurs parcours professionnels et leurs trajectoires sociales puisque la plateforme leur offre ce qu’elles n’avaient pas dans le salariat et comblent les difficultés qu’elles éprouvaient une fois indépendantes.

Pour ces femmes, exercer le métier d’esthéticienne en indépendante est effectivement appréhendé comme le moyen d’échapper à un salariat d’emploi stable, mais pénible. Lorsqu’elles travaillent en institut, leur emploi correspond à un « travail subalterne »46, c’est-à-dire un travail faiblement rémunéré (le salaire net médian à temps complet s’élève à 1 298 euros par mois en 2017-2019)47, sous contrôle, avec peu de marge d’autonomie concernant les horaires et les jours de travail (dans cette profession 89% des personnes travaillent le samedi)48 et peu de perspectives professionnelles. Anciennement salariées des instituts, avec des expériences variables (de quelques mois jusqu’à quinze ans), elles décrivent ces structures, en particulier les grandes chaînes, comme des « McDonald’s de l’esthétique » en raison des cadences de travail qui leur sont imposées. Devoir enchaîner les rendez-vous, parfois sans pause, tout en étant obligées de respecter un temps et des protocoles préétablis à chaque prestation, est une conséquence directe des exigences de productivité et de rentabilité des instituts qui s'explique par le déploiement des chaînes commerciales49. De plus, en privilégiant la dimension commerciale à la dimension artisanale du métier, le développement de ce type d’instituts a eu pour conséquence de redéfinir le sens de leur métier dans une direction qui ne les valorise pas : une rapidité imposée dans les gestes a remplacé la « rigueur technique », caractéristique des métiers qui composent l’artisanat50, un rapport intéressé à la clientèle via la vente poussée de produits additionnels a remplacé l’aspect relationnel caractéristique des métiers de contact51. Ainsi, comme nombre de travailleurs de plateformes, les esthéticiennes exerçant via Wecasa, ont pour point commun de partager des liens altérés au salariat. Le désir d’indépendance dans ces activités de service se rapproche, de cette manière, du rêve d’indépendance des ouvriers décrit par Florence Weber52, un statut qui incarne des espoirs d’ascension sociale.

Si la simplification des démarches de création d'entreprise dans le cadre du régime de la micro-entreprise53 peut répondre à ces attentes, elle ne suffit pas à les concrétiser en raison des difficultés qu'elles rencontrent une fois indépendantes. En effet, afin de dépasser les « transactions intimes »54 c'est-à-dire les échanges au sein de cercles familiaux et amicaux, elles doivent réaliser un travail de communication qui permet d’attirer et de fidéliser une clientèle. À ce titre, les réseaux sociaux sont devenus des véritables « vitrines du travail réalisé »55 et les professionnelles du bien-être peuvent difficilement se passer de ce « travail marchand numérique » à l’instar des vendeuses d’objets faits main56 ou des chefs culinaires57. Or, la réussite dans cet entrepreneuriat digital repose largement sur des dispositions sociales, inégales en fonction des classes sociales58. En effet, ce travail obéit à des codes propres aux univers numériques et requiert des compétences auxquelles elles n’ont pas forcément été formées, ce qui les amène à rencontrer des difficultés pour se constituer une clientèle. Par ailleurs, travailler en tant qu'indépendante comporte des risques qui peuvent être financiers (les clientes et les clients exprimant parfois des réticences dans le paiement une fois la prestation réalisée ou cherchant à négocier le tarif de celle-ci) ou sécuritaires (les professionnelles ne connaissant pas les clients chez qui elles doivent se rendre, elles s'exposent au risque d'agression sexuelle). La plateforme, en proposant un service de paiement à l’avance et en traçant les clients via leurs coordonnées bancaires, leur permet de travailler dans un cadre plus sécurisé, « l’esprit tranquille »59.

De ce point de vue, en les déchargeant des contraintes liées à l'indépendance, Wecasa représente l’opportunité de vivre de leur métier tout en conservant leur statut et en étant assimilées à des partenaires, c'est-à-dire traitées à égalité. En empruntant les codes de mise en récit du caractère collectif de la création d'une start-up60, la plateforme les incite effectivement à « rejoindre l'aventure » (« Nous avons hâte d'entamer cette aventure avec vous »)61 au même titre qu'un nouveau partenaire. Face aux difficultés qu'elles rencontrent en tant qu'indépendante, cette invitation redonne de la cohérence à leur trajectoire sociale et professionnelle. La plateforme peut effectivement être perçue comme un réel « sauveur ». C’est notamment le cas pour Pascale (esthéticienne et masseuse, 51 ans), ancienne secrétaire administrative, qui, après son divorce, décide de « recommencer à zéro » en renouant avec son projet initial d’être esthéticienne. L’obligation de reprendre une formation pour accéder à la profession, tout en étant divorcée et mère de trois enfants, la contraint à retourner vivre chez ses parents. Si le statut d’auto-entrepreneur lui permet d’ouvrir son entreprise, elle ne parvient pas à réaliser un chiffre d’affaires suffisant pour vivre de son activité. Elle se dit « sauvée » par la création de la plateforme Wecasa en 2016. Suite à cette expérience, elle développe un discours très peu critique envers cette « structure qui en fait beaucoup pour [elle] ». Son cas illustre une situation partagée par les professionnelles du bien-être pour qui le travail de plateforme représente une activité exclusive et qui ne cherchent pas à s'en émanciper. Farah (esthéticienne, 26 ans), par exemple, n'aurait pas opté pour l'indépendance sans l'existence de ces plateformes, jugeant cette situation trop risquée.

B. Les prémices d'un « désenchantement » : des promesses à la réalité

Au fil de leurs expériences de travail, les professionnelles du bien-être de Wecasa se rendent compte que la plateforme ne tient en réalité pas toutes ses promesses. Petit à petit, elles perdent certaines des illusions qu'elles avaient nourries envers cette structure car exercer par l'intermédiaire de celle-ci remet en cause des aspects du travail auxquels elles tiennent, en particulier l'indépendance recherchée. Certaines situations font effectivement apparaître de manière assez flagrante leur statut de quasi-salariée et alimentent ainsi la construction d'un terrain de revendications communes.

Parmi ces situations, les cas de suspension de compte, c'est-à-dire de fermeture temporaire ou définitive du profil numérique, mettent en évidence la verticalité de l'organisation et donc le contrôle du travail par les dirigeants de la plateforme62. Par exemple, Salomé (esthéticienne et masseuse bien-être, 29 ans) explique que son compte a été suspendu car elle n'avait pas réussi à stationner sa voiture devant le domicile de la cliente chez qui elle se rendait, ce qui l'avait obligé à annuler la prestation. Suite à cela, la plateforme bloque son compte pendant quelques jours croyant qu'elle n'avait pas honoré le rendez-vous. Après des échanges avec Wecasa, son profil est finalement rouvert. Cependant, elle perd tous les points qu'elle avait accumulés jusque-là auprès de l'algorithme ce qui l'oblige à « tout recommencer depuis le début ». Lorsqu'un problème de ce type survient, elles ressentent davantage leur isolement car leur seul interlocuteur direct est la plateforme.

Sans aller jusqu'aux cas de suspension de compte, les litiges rencontrés par les professionnelles du bien-être de la plateforme avec leur clientèle les renvoient aux situations de travail subalterne caractéristiques d'un salariat qu'elles ont pourtant cherché à fuir. En effet, la plateforme ne leur donne pas voix au chapitre concernant ces contentieux. Certaines de ces expériences sont décrites sur les réseaux sociaux au sein de groupe d'esthéticiennes indépendantes, dont l'une des fonctions est d'échanger des conseils sur le métier, comme par exemple :

« Depuis peu je suis inscrite sur Wecasa. J'ai tenté un premier rendez-vous nickel, trop contente car je pensais que c'était limite impossible d'avoir des rendez-vous proches de chez moi. Deuxième rendez-vous, je tombe de trois étages, le rendez-vous se passe super bien, bon j'ai attendu une heure devant le portail, mais comme le rendez-vous s'est bien passé, j'ai oublié...Retour à la maison, la descente... un litige en e-mail, un texte de l'horreur où on me déglingue et vous savez pourquoi ? Car la personne a voulu une pose de vernis simple sur ses mains, elle a fait n'importe quoi sans laisser sécher et ça s'est abîmé... elle a envoyé des photos pour être remboursée...J'appelle le site pour m'exprimer, aucun soutien. En gros je suis pas payée. (Publié le 23 juin 2021) »

Si Wecasa se présente comme une plateforme, « responsable »63, c’est-à-dire privilégiant d’autres objectifs que le seul profit en étant tournée vers le soutien aux indépendantes et aux indépendants au même titre que La Ruche Qui Dit Oui !64 ou Etsy65, les commentaires laissés par les professionnelles du bien-être suggèrent une réalité différente. Loin d'être leurs égales, ces dernières sont mises au service de la plateforme, en tant que main-d'œuvre. Suite à cette première publication, d'autres expériences, en réponse, sont relayées comme celle-ci :

« Bonjour, j'ai déjà eu le problème, pareil pour une pose de vernis car ma french était irrégulière. En même temps quand vous devez surveiller votre matériel car une gamine de deux ans le sort et le met en bouche sans que la maman ne bronche... J'ai expliqué le cas et du coup ils lui ont juste remboursé le supplément french, bien sûr j'ai perdu 9 euros, mais bon... (Réponse à la publication du 23 juin 2021). »

Cependant, le partage d’expériences négatives s’essouffle rapidement et ne donne pas lieu, comme pour les chauffeurs, à une discussion sur des actions protestataires. En effet, dans le cas de ces derniers, la question de savoir « comment pénaliser la plateforme afin de mettre en place un rapport de force et d’améliorer leurs conditions de rémunération » est assez rapidement posée sur les forums en ligne66. La solution qui est alors régulièrement préconisée consiste en une action concertée : la déconnexion massive. Pour les professionnelles du bien-être, le sentiment d’injustice face aux expériences négatives de travail de plateforme mène à une certaine résignation (« je n’ai pas le choix ») ou à un abandon dans le partenariat (« je préfère galérer que de revivre ça »). Ainsi, face à des critiques similaires, les réponses apportées ne sont pas les mêmes. Bien que ces espaces numériques réduisent, d'une certaine manière, l'isolement des travailleuses de plateformes67 car permettent des échanges sur leurs situations de travail, ils ne conduisent pas à une structuration collective menant à des revendications formalisées. Les groupes Facebook réservés aux professionnelles et professionnels de la plateforme, auxquels nous n'avons pas eu accès pendant cette enquête, peuvent également permettre l'expression de plaintes68. Cependant, cette dynamique reste limitée par l'inégalité des positions : la plateforme encadre les discussions et ferme les commentaires en cas de contestations, empêchant ainsi l'émergence d'une véritable action collective69.

La différence dans les solutions qui sont évoquées s'explique également par le fait que les chauffeurs Uber et les professionnelles du bien-être ne sont pas exactement soumis aux mêmes conditions de travail. En effet, la littérature académique montre que plus une plateforme prend de l’ampleur, plus les conditions de travail des prestataires qui la compose se dégradent70. Cette dégradation, dans le cas des chauffeurs, est liée à la forte croissance du nombre de travailleurs de la plateforme de transport. Or, si le nombre de travailleuses des plateformes de soins de bien-être a connu une augmentation, il ne relève pas pour l’instant des mêmes proportions que celui des livreurs ou des chauffeurs. Malgré tout, l’analyse des réseaux sociaux montre que déjà, les travailleuses de la plateforme font référence à un avant / après expansion de celle-ci en partageant leurs expériences:

« On a été une aide précieuse au démarrage de la société car ils avaient besoin de nous pour évoluer. Maintenant qu’ils fonctionnent un peu partout et avec plusieurs corps de métiers, faut pas se leurrer, c’est comme partout, vous êtes devenues un numéro et quelqu’un d’autre attend derrière la porte pour vous remplacer. (Toujours en réponse à la première publication, 23 juin 2021). »

Par ailleurs, les mobilisations des chauffeurs Uber en France correspondent avant tout à ceux pour lesquels il s’agit d’une activité exclusive, ou du moins de leur principale source de revenus71. Ce sont les « chauffeurs des applis », travailleurs précaires et dépendants de l'application qui se sont mobilisés, lorsque les « chauffeurs héritiers de la grande remise », catégorie regroupant les travailleurs les moins dépendants à l’application et ayant une expérience professionnelle aguerrie, ont proportionnellement diminué72. Ainsi, la croissance d'une application change la composition des travailleuses et des travailleurs qui l'utilisent. Or, si les plateformes de bien-être ont pris de l'ampleur depuis leur création, il convient de décrire les situations hétérogènes que cette réalité recouvre. En effet, pour la majorité des professionnelles du bien-être interrogées, l'activité de plateforme représente un complément de revenus, qu’elle soit envisagée de manière temporaire pour démarrer leur activité, parfois en parallèle d’un emploi à temps partiel, ou pour en combler une déjà bien avancée. Travailler seulement par l'intermédiaire des plateformes en tant qu'activité principale, tout en ne cherchant pas à s'en émanciper, représente actuellement une réalité seulement pour une minorité (deux sur dix-neuf). Ce constat rejoint celui de la faible professionnalisation des travailleuses et des travailleurs de plateformes73. Pourtant, le statut accordé à l'activité a une importance quant à leur volonté de dénoncer leurs conditions d'emploi car il influence leur niveau de satisfaction et leur vécu concernant ce travail. Lorsque celui-ci est exercé à titre non principal et qu’il s’agit d’une source complémentaire de revenus, la situation professionnelle est mieux vécue et le rapport à la plateforme est moins critique que dans le cas où l’activité est exercée à titre principal74. On peut donc se demander si l'évolution des plateformes de bien-être ne va pas changer le nombre des travailleuses les plus dépendantes facilitant ainsi la dénonciation des conditions de travail. De plus, un certain « désenchantement » face aux promesses des plateformes semble émerger parmi les professionnelles du bien-être. La question d’un potentiel collectif, malgré l’isolement, la vie de famille, reste ouverte : les motifs d’engagements n'étant pas absents.

Conclusion

La non-émergence des mobilisations des professionnelles du bien-être, en comparaison de celles des chauffeurs et des livreurs de plateformes, témoigne du fait qu'il ne suffit pas de partager des intérêts communs pour se mobiliser. L’étude des conditions d’emploi et des trajectoires sociales des professionnelles du bien-être passant par le biais des plateformes montre effectivement qu'en plus des obstacles associés aux travailleurs du numérique (atomisation du travail, concurrence, précarité des revenus et des statuts, management algorithmique), les travailleuses font face à des contraintes spécifiques (chargées de famille, rapport négatif aux collectifs féminins, exposition à des risques d'agression sexuelle). Au regard de ces dernières, leurs mobilisations collectives apparaissent encore moins probables que celles des chauffeurs et des livreurs des plateformes. L’étude de la non-émergence des mobilisations des travailleuses de plateformes a également permis de mettre en évidence le point de vue situé des travailleurs de plateforme. En effet, concernant la classification « erronée » (misclassificaiton)75 des salariés en indépendants limitant l’accès aux droits sociaux, la littérature académique s’est souvent penchée sur les critiques portées par les livreurs ou les chauffeurs, les collectifs masculins et leurs avocats, comme la non-protection du risque d’accident du travail ou de variation de revenu, mais elle a moins souvent évoqué la non-protection du risque de congé maternité ou de congé pour enfants malades. Cependant, la comparaison entre ces travailleuses et ces travailleurs montre également qu'elles et ils ne sont pas tout à fait soumis aux mêmes conditions de travail du fait des différentes ampleurs de ces plateformes. Plus les plateformes sont anciennes et se développent, plus les conditions de travail des prestataires se dégradent. On peut donc se demander si l’évolution des plateformes de bien-être ne va pas participer à un changement dans les conditions de travail de ces professionnelles et dans l'usage qu'elles font de celles-ci, favorisant l'émergence de mobilisations collectives. Ainsi, face à « l'improbabilité » de certaines autres mobilisations, la potentielle constitution d'un collectif, reste ouverte. En effet, les prémices d’un « désenchantement » face au travail de plateforme sont présentes.

Notes

  • 1. S. Abdelnour et S. Bernard, « Faire grève hors du salariat et à distance ? », Mouvements, 2020, vol. 103, no 3, p. 50-61.
  • 2. A. Collovald et L. Mathieu, « Mobilisations improbables et apprentissage d’un répertoire syndical.» Politix, 2009, vol. 22, no 2, p. 119-143.
  • 3. C. Ibos, « Le droit est le masque de la lutte : Lorsque des travailleuses domestiques saisissent la justice ». L'Homme & la Société, 2021, no 1-2, p. 51-82.
  • 4. L. Mathieu, Mobilisations de prostituées. Belin, 2001.
  • 5. C. Avril, « Une mobilisation collective dans l’aide à domicile à la lumière des pratiques et des relations de travail ». Politix, 2009, vol. 22, no 2, p. 97-118.
  • 6. S. Abdelnour et S. Bernard, art. cit.
  • 7. S. Abdelnour et S. Bernard, « Vers un capitalisme de plateforme? Mobiliser le travail, contourner les régulations. Présentation du Corpus », La nouvelle revue du travail, 2018, no 13.
  • 8. J. Ticona et A. Mateescu, « Trusted strangers: Carework platforms’ cultural entrepreneurship in the on-demand economy », New Media & Society, vol. 20, n°11, p. 4384‑4404, 2018.
  • 9. N. Teke, « N’oublie pas de commander la femme de ménage », in P. Savoldelli (dir.), Ubérisation, et après ?, Bordeaux, Éditions du Détour, p. 57‑78, 2021 ; F. Gallot et A. Koechlin, « Le droit à la formation des travailleurs et des travailleuses de plateformes numériques : le cas de Wecasa », Revue des Plateformes numériques, no 1, 2024.
  • 10. L. Berger, « Salaire et conditions de travail des travailleuses de plateformes : le cas des services de soins esthétiques », in C. Marzo (dir.), Les salaires minimums des travailleurs de plateformes, Bruylant, Larcier, 2024 ; F. Gallot et A. Koechlin art. cit.
  • 11. D. Kergoat, « Ouvriers = ouvrières ». Critiques de l’économie politique, 1978, vol. 5, p. 65-97.
  • 12. A. Casilli, En attendant les robots-Enquête sur le travail du clic. Média Diffusion, 2019.
  • 13. L. Berger, « Le travail des femmes des classes populaires, à l’épreuve du "capitalisme de plateforme" : le cas des services de soins esthétiques », École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), sous la direction de S. Pochic, soutenu en mai 2021.
  • 14. Analyse complétée à l'occasion de cette contribution.
  • 15. Y. Siblot et M. Cartier, N. Renahy, et al. Sociologie des classes populaires contemporaines. 2015.
  • 16. S. Abdelnour et D. Méda (dir.), Les Nouveaux travailleurs des applis. Puf, 2019.
  • 17. À partir du site Wecasa, « Comment recevoir plus de propositions » : https://help.wecasa.fr/fr/articles/3583261-comment-recevoir-plus-de-propositions, consulté le 16 mars 2024.
  • 18. A. Rosenblat et L. Stark, « Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers. », International journal of communication, 2016, vol. 10, p. 27.
  • 19. S. Abdelnour et S. Bernard, op. cit.
  • 20. Ibid.
  • 21. I. Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora, 2012, no 1, p. 67-78.
  • 22. D. Kergoat, « Le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin. », Travailler, 2001, vol. 6, no 2, p. 105-114.
  • 23. D. Kergoat, art. cit, 1978.
  • 24. A. Jan, « Livrer à vélo… en attendant mieux. », La nouvelle revue du travail, 2018, no 13.; C. Lebas, « Carrière d’auto-entrepreneur et rapports (critiques) au travail: comment les coursiers à vélo font émerger des contestations », La Revue de l'IRES, 2019, p. 37-61.
  • 25. S. Abdelnour et S. Bernard, op. cit.
  • 26. C. Brousse, « Travail professionnel, tâches domestiques, temps «libre»: quelques déterminants sociaux de la vie quotidienne », Économie et statistique, 2015, vol. 478, no 1, p. 119-154.
  • 27. Par exemple pour les ingénieurs et les cadres, voir C. Gadéa, et C. Marry, « Les pères qui gagnent: descendance et réussite professionnelle chez les ingénieurs », Travail, genre et sociétés, 2000, no 1, p. 109-135.
  • 28. Le terme est issu de la contraction entre mom (maman) et preneur (entrepreneur). Il désigne les femmes qui auraient quitté leur emploi salarié à l'arrivée d'un enfant afin de créer une entreprise en lien avec des sphères sociales perçues comme féminines, voir J. Landour, Sociologie des Mompreneurs: entreprendre pour concilier travail et famille?, Presses Univ. Septentrion, 2019.
  • 29. J. Landour, op. cit.
  • 30. Ibid.
  • 31. P. Bourdieu, La distinction, 1979
  • 32. J. Landour, op. cit.
  • 33. Extrait du site de la plateforme Wecasa à l'occasion de la fête des mères : https://www.wecasa.fr/mag/fete-des-meres/, consulté le 17 mars 2024.
  • 34. S. Abdelnour, et S. Bernard, art. cit.
  • 35. A. Jan, art. cit.
  • 36. Extrait du site de la plateforme Wecasa : https://www.wecasa.fr/femme-menage-domicile, consulté le 17 mars 2024.
  • 37. Extrait du site de la plateforme Wecasa : https://www.wecasa.fr/mag/helene-estheticienne-a-domicile/, consulté le 17 mars 2024.
  • 38. N. Van Doorn, « Platform labor: on the gendered and racialized exploitation of low-income service work in the ‘on-demand’economy », Information, communication & society, 2017, vol. 20, no 6, p. 898-914.
  • 39. C. Tilly, From mobilization to revolution, 1978.
  • 40. S. Abdelnour et S. Bernard, art. cit.
  • 41. A. Summer, Freedom Summer. New York: Oxford University Press. 1988.
  • 42. S. Abdelnour et S. Bernard, art. cit.
  • 43. D. Roy, Un sociologue à l’usine. Textes essentiels pour la sociologie du travail, Paris, La Découverte, 2006.
  • 44. A. Jourdain et S. Naulin, « Marchandiser ses loisirs sur internet : une extension du domaine du travail ? », in S. Abdelnour et D. Méda (dir.), Les Nouveaux travailleurs des applis. Puf, 2019.
  • 45. Extrait du site de la plateforme Wecasa, https://www.wecasa.fr/pro/inscription-estheticienne, consulté le 17 mars 2024.
  • 46. Y. Siblot et M. Cartier, N. Renahy, et al. op. cit.
  • 47. Selon la DARES, « Portrait des métiers. Coiffeurs Esthéticiens » : https://dares.travail- emploi.gouv.fr/donnees/portraits-statistiques-des-metiers
  • 48. Ibidem
  • 49. A.C. Dubernet, « Des métiers traditionnels aux vrais métiers». La révolution des métiers, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 25-52.
  • 50. B. Zarca, Les artisans. Gens de métier, gens de parole, L’Harmattan, 1989.
  • 51. A.M. Arborio, « Les aides-soignantes à l'hôpital. Délégation et professionnalisation autour du "sale boulot" ». In : Sociologie des groupes professionnels. La Découverte, 2009. p. 51-61; M. Cartier et M.H. Lechien, « Vous avez dit « relationnel »? Comparer des métiers de service peu qualifiés féminins et masculins », Nouvelles Questions Féministes, 2012, vol. 31, no 2, p. 32-48.
  • 52. F. Weber, Le travail à côté. Etude d'ethnographie ouvrière. 1989.
  • 53. Anciennement auto-entrepreneur; S. Abdelnour, Moi, petite entreprise: les auto-entrepreneurs, de l'utopie à la réalité. Puf, 2017.
  • 54. V. Zelizer, «Transactions intimes » Genèses, 2001, n°1, p. 121-144.
  • 55. A. Jourdain et S. Naulin, op. cit.
  • 56. A. Jourdain, art. cit. 2018.
  • 57. S. Naulin, Des mots à la bouche. Le journalisme gastronomique en France. Francois, Rabelais, Presses universitaires, 2017.
  • 58. A. Jourdain, « Le succès entrepreneurial sur la plateforme marchande Etsy : compétences numériques ou dispositions sociales ? », Reset, n° 12, 2023.
  • 59. Extrait de la plateforme Wecasa : https://www.wecasa.fr/pro/inscription-estheticienne, consulté le 17 mars 2024.
  • 60. M. Flécher, « Des inégalités d’accès aux inégalités de succès: enquête sur les fondateurs et fondatrices de start-up. » Travail et emploi, 2019, no 159, p. 39-68.
  • 61. Extrait de la plateforme Wecasa : https://www.wecasa.fr/pro/inscription-estheticienne, consulté le 17 mars 2024
  • 62. A. Casilli, op. cit.
  • 63. Extrait du site Wecasa, « Nous sommes une plateforme responsable » : https://www.wecasa.fr/mag/plateforme-responsable/, consulté le 17 mars 2024.
  • 64. D. Rodet, « Capitalisme de plateforme, économie collaborative, économie solidaire : quel(s) rapport(s) ? » in S. Abdelnour et D. Méda (dir.), Les Nouveaux travailleurs des applis. Puf, 2019.
  • 65. A. Jourdain, art. cit. 2018.
  • 66. S. Abdelnour et S. Bernard, art. cit.
  • 67. F. Gallot et A. Koechlin « Perspectives sociologiques sur le salaire minimum et le revenu minimum des travailleurs de plateformes : présentations des résultats de l'enquête CEPASSOC » in C. Marzo (dir.), Les salaires minimums des travailleurs de plateformes, Bruylant, Larcier, 2024 à propos des aide-ménagères.
  • 68. Ibid.
  • 69. Ibid. Bien qu'ayant mené à une augmentation des tarifs, Wecasa désactive les commentaires en dessous les publications suite aux plaintes et intervient directement en postant sur le groupe un message intitulé « gentillesse » qui incite les professionnelles à être « good vibes only ! ».
  • 70. S. Bernard, « Des salariés déguisés ? L’(in)dépendance des chauffeurs des plateformes numériques », Sociologie du travail, 2020, vol. 62, n°4.
  • 71. S. Abdelnour et S. Bernard, op. cit.
  • 72. S. Bernard, art. cit.
  • 73. T. Beauvisage, J.S Beuscart, K. Mellet, « Numérique et travail à-côté. Enquête exploratoire sur les travailleurs de l’économie collaborative. », Sociologie du travail, 2018, vol. 60, no 2.
  • 74. J. Schor, The sharing economy: reports from stage one, Boston College, 2015.
  • 75. D. BENSMAN, (dir.), « Misclassification: Workers in the borderland », Journal of Self- Governance and Management Economics, 2014, vol. 2, n°2, p. 7-25; M. CHERRY, « Beyond misclassification: The digital transformation of work », Comparative Labor Law & Policy Journal, Forthcoming, 2016.

Auteurs


Lilla BERGER

Affiliation : Diplômée de l'EHESS en Sociologie, Certifiée en Sciences Économiques et Sociales

Pays : France

Pièces jointes

Pas de document complémentaire pour cet article

Statistiques de l'article

Vues: 50

Téléchargements

PDF: 10

XML: 1