La formation des travailleurs de plateforme de mobilité, un impensé
Résumé
Cet article s’attache à relever les freins à l’effectivité du droit à la formation des travailleurs de plateforme. En premier lieu, les aménagements apportés par le législateur sur le plan financier (en termes de contribution ou d’accompagnement) sont largement insuffisants. En deuxième lieu, les plateformes n’ont pas à l’égard des travailleurs des obligations qui favorisent l’accès et la mise en œuvre du droit à la formation à l’instar de celles imposées à un employeur. En troisième lieu, les travailleurs indépendants de plateforme sont soumis à de si dures conditions de travail sur le plan matériel, physique et mental que l’idée même de formation leur est étrangère. Enfin l’État n’a pas organisé la représentation des travailleurs indépendants de plateformes ni de celles des plateformes dans les organismes paritaires de gestion de la formation continue.
Introduction
La formation professionnelle est sans doute le sujet le plus éloigné qui soit des travailleurs de plateforme et de leurs organisations en raison de la situation de survie dans laquelle se trouvent la très grande majorité d’entre eux
Au niveau international, la Déclaration du centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 2019 a mis clairement l’accent sur la formation d’une façon relativement nouvelle et dans des termes qui laissent entendre un engagement de l’institution à prendre en main le sujet pour lui donner un nouveau souffle
Au niveau européen
En France, le traitement juridique de la formation professionnelle n’échappera pas à ce mouvement d’universalisation et de portabilité observé sur le plan international et européen. Cela se fera cependant de manière très progressive et dans un premier temps au prix d’une complexification d’un modèle également caractérisé par ses inégalités d’accès
La formation est devenue un droit de la personne, travailleur ou non, salarié ou non, jeune ou vieux, avec ou sans diplôme, etc.. Mais elle reste indéfectiblement liée à l’emploi ou à l’employabilité, ce qui lui donne une finalité bien plus étroite et autonome de celle du droit à l’éducation consacré dans le Code de l’éducation
L’universalisation du droit à la formation professionnelle s’est traduite en droit français par la consécration d’un droit individuel à la formation (DIF), matérialisé par un congé individuel formation (CIF) en 2009, renommé Compte personnel de formation (CPF) par la loi du 5 mars 2014
C’est en raison de ce mouvement d’universalisation du droit à la formation par des normes internationales, européennes et nationales que les travailleurs indépendants de plateforme peuvent en bénéficier. Ce droit peut néanmoins rester parfaitement inefectif si les bénéficiaires en ignorent l’existence et s’ils ne disposent pas des moyens pour le réaliser à savoir principalement de temps et de financement. Qui dit universalisation dit individualisation et, en l’espèce, responsabilisation de la personne à l’égard de sa propre employabilité. Cette conception libérale peut heurter les objectifs de cohésion sociale et contribuer à renforcer les inégalités vis-à-vis de la formation professionnelle dont pâtissent en tout premier lieu les travailleurs indépendants de plateforme.
À l’instar de la santé et la sécurité au travail ou de la protection sociale, les plateformes numériques d’emploi ont développé un modèle d’affaires qui ne peut fonctionner que si elles sont dégagées de toutes les obligations pesant sur tout employeur. C’est pourquoi leur stratégie consiste à mobiliser des travailleurs qui ne sont pas des salariés, mais des indépendants. En outre, qui dit formation dit professionnalisation, qualification, compétence, expertise, ce qui se traduit soit par des barrières à l’entrée de certaines professions dites réglementées, soit plus généralement par des contreparties en termes de rémunération (ou classification et salaires dans le monde du salariat). C’est une deuxième raison pour laquelle les plateformes déploient sans détour une stratégie d’évitement (I) des obligations en matière de formation professionnelle dont les effets ne sont pas compensés par l’universalisation du droit à la formation qui reste hors sol pour les travailleurs de plateforme (II).
I. Une stratégie d’évitement de la formation professionnelle par les plateformes
Les plateformes numériques d’emploi ont un modèle d’affaires qui fonctionne grâce au recours à des travailleurs indépendants. En France, ces derniers sont placés sous le régime de la micro-entreprise. Il s’agit là d’une stratégie offensive qui permet d’échapper à toutes les obligations légales d’employeur, dont celles en matière de formation professionnelle (A). En outre, pour des raisons sans doute en partie économiques, les plateformes ne cherchent pas à se conformer à l’exigence de prérequis de formation pour l’exercice d’activités qui en principe les requièrent, le cas échéant avec la complicité des pouvoirs publics, déployant à cet égard une discrète stratégie de dérégulation de la formation (B).
A. Les effets de la stratégie d'opposition à la qualité d'employeur en matière de formation
Bien que le droit à la formation soit devenu universel, les travailleurs indépendants ne jouissent pas d’une série de droits dont seuls sont redevables les employeurs vis-à-vis de leurs salariés.
Il s’agit tout d’abord de l’obligation d’adaptation et de maintien des capacités professionnelles, née de l’arrêt de la Cour de cassation Expovit du 25 février 1992
Il s’agit ensuite de l’obligation de formation à la sécurité en vertu de l’article L.4141-2 du Code du travail que tout employeur doit organiser et dispenser au bénéfice des travailleurs qu’il embauche, de ceux qui changent de poste de travail ou de technique, des travailleurs temporaires, des travailleurs qui reprennent leur activité après un arrêt de travail d’au moins 21 jours. Cette formation est répétée périodiquement et est à la charge exclusive de l’employeur. Les formations dispensées, attestations, diplômes et certifications obtenus sont renseignés dans un passeport de prévention. Cette obligation de formation pourrait être étendue à des travailleurs indépendants de plateforme à l’instar des dispositions prévues en ce domaine pour les travailleurs à domicile (art.L.7413-1 du code du travail), de gérants non-salariés de succursales de commerce de détail alimentaire (art.L.7322-1 du code du travail), aux gérants de succursale (art.L.7321-3-4° du code du travail) qui ne sont pas des travailleurs salariés. Mais la loi El Khomri en a décidé autrement.
Il s’agit enfin de l’obligation d’organiser un entretien professionnel pour tout salarié tous les 2 ans, quels que soient les effectifs de l’entreprise. Cet entretien est consacré aux perspectives d’évolution professionnelle, notamment en termes de qualification et d’emploi ; il comprend aussi des informations sur la validation des acquis de l’expérience (VAE), l’activation du compte personnel de formation par le salarié, aux abondements de ce compte par l’employeur et au conseil en évolution professionnelle (art.L.6315-1, I du Code du travail). Tous les 6 ans, cet entretien devient un bilan de parcours professionnel en faisant un état des lieux de la formation : il est vérifié si le salarié a suivi au moins une action de formation, a acquis des éléments de certification par la formation ou par une VAE.
Les plateformes échappent également à des obligations vis-à-vis du collectif des travailleurs et de leurs représentants. Il s’agit principalement de l’obligation de négocier un dispositif de Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) tous les 3 ans dans les entreprises de plus de 300 salariés. Cette négociation porte aussi sur les grandes orientations à 3 ans de la formation professionnelle dans l’entreprise ainsi que sur le plan de développement des compétences. En droit français, la formation relève du pouvoir de direction de l’employeur, mais doit s’exercer en concertation avec les institutions représentatives du personnel. C’est pourquoi, chaque année le Comité social et économique (CSE) est consulté sur le programme pluriannuel de formation, les actions de prévention et de formation envisagées par l’employeur, sur le plan de développement des compétences et sur les orientations de la formation professionnelle.
Enfin, depuis la loi de 1971, tous les employeurs ont l’obligation de contribuer au financement de la formation professionnelle en versant une cotisation calculée en fonction du nombre de salariés (plus ou moins de 11) dans l’entreprise
Ainsi les obligations légales d’adaptation au poste de travail et de veiller à la capacité d’occuper un emploi, d’engager périodiquement une procédure d’entretien professionnel, de reconnaissance des acquis de la formation, de consultation des représentants du personnel, de négociation collective d’entreprise et de branche, de gestion paritaire n’ont pas été étendues par des équivalences pour les travailleurs indépendants de plateforme. Or ce sont bien ces obligations assumées dans le cadre d’une entreprise qui concourent à fabriquer un environnement propice à l’exercice du droit à la formation qui, s’il est individuel, a besoin d’être stimulé par un collectif et par des obligations pour être effectif, car rien de moins naturel que de s’inscrire dans un parcours de formation pour les travailleurs les moins éduqués à fortiori s’ils sont isolés par leur statut d’indépendant.
Libérées de ces obligations légales d’employeur grâce à une stratégie offensive vis-à-vis du législateur et des pouvoirs publics très documentée dans le dossier des Uber files
B. Une stratégie discrète de dérégulation des professions
Les plateformes numériques de travail ont besoin pour la survie de leur modèle d’affaires d’abaisser autant que possible et par tous les moyens la rémunération des travailleurs mobilisés. Pour cela, elles cherchent à s’affranchir de toute barrière dont des prérequis en termes de formation à l’entrée de l’activité professionnelle de deux façons.
La première a été mise en lumière dans le rapport Salvodelli
La seconde manière de déréguler c’est de ne pas œuvrer pour que soit contrôlée l’application de la réglementation en vigueur. L’exemple est donné par les plateformes de livraison de repas vis-à-vis de la formation des livreurs. Alors que l’on parle souvent des « livreurs à vélo », la logistique de la livraison instantanée au moyen de plateformes de mise en relation est en fait en majorité (53% à Paris) exercée avec des modes autres que le vélo : scooters et voitures personnelles notamment
Cette attitude vis-à-vis de la réglementation sur la formation est partagée par les plateformes et des organisations syndicales. Elles font valoir à l’unisson que les conditions d’obtention de cette capacité sont si lourdes pour les livreurs indépendants de marchandises qu’elles ne sont pas appliquées car pas applicables. Le syndicat Union indépendants, la FNAE et les trois plateformes de livraison à vélo (Uber, Deliveroo et Stuart) défendent de concert avec le ministère des Transports le projet d’établir un régime d’accès à la profession de livreur utilisant des véhicules ultras légers. En mars 2022, un document y relatif a été envoyé par l’État (ministère des Transports) à l’ensemble des acteurs du secteur. Il y est développé l’idée d’un régime unique pour tous les entrepreneurs individuels utilisant un véhicule non motorisé ou équipé d’une puissance inférieure ou égale à 125cm3. Ce régime qui ne serait pas applicable aux entreprises avec salariés comprendrait deux conditions : une capacité professionnelle spécifique « ultra léger » allégée et adaptée aux coursiers entrepreneurs individuels, appréciée non en heures de formation, mais en compétences attendues. Le référentiel de compétences porterait sur la sécurité-santé-environnement, les droits et obligations sociales des entrepreneurs individuels et des opérateurs de plateforme, sur la réglementation du transport routier pour compte d’autrui. La formation serait peu coûteuse et réalisable en totalité à distance sur smartphone. Le projet a été mis en sommeil depuis (élections présidentielles du printemps 2022, affaire des Uber files). Union indépendants, la FNAE et les trois plateformes ont récemment signé un courrier commun pour ré-ouvrir les négociations sur ce sujet.
Union indépendants et la FNAE revendiquent en outre, et pour leur part, la mise en place d’une carte professionnelle de livreurs à vélo basée sur cette capacité, la conformité avec les obligations administratives et la possession d’une assurance, le tout pour moraliser le secteur. Les deux syndicats considérant de concert que les grands gagnants des sans-papiers, ce sont les plateformes et les réseaux mafieux. Il s’agirait par l’instauration de cette carte professionnelle de réduire la fraude sociale et fiscale ainsi que le travail illégal. Par ricochet, l’introduction de ces conditions d’accès à la profession provoquerait une réduction significative du nombre de livreurs (probablement de la moitié), ce qui aurait mécaniquement des effets sur la rémunération. Union indépendants s’appuyant sur le rattachement à la personne de droits à la formation milite pour la création d’un fonds qui permette d’accompagner l’indépendant pour assumer son statut (formation des indépendants solo à la création d’entreprise, au digital, au marketing, communication, etc.).
Finalement, le travail politique et le narratif développés par les plateformes vis-à-vis de la formation « consiste non pas à demander que la loi soit changée, mais que celle existante soit rendue ineffective par la totale inaction des autorités face à sa violation patente »
C’est aussi en raison de leur statut d’indépendant, de leur précarité, de leur pauvreté, et de leur extrême insécurité matérielle que la grande majorité des travailleurs de plateforme sont dans l’incapacité mentale et matérielle de penser à rechercher des opportunités de formation que les plateformes elles-mêmes ne leur offrent pas. Le droit personnel à la formation ayant fait l’objet d’une universalisation, il pourrait servir d’amortisseur aux effets d’une plateformisation du travail qui passe par le recours au travail indépendant
II. Un droit personnel à la formation professionnelle hors sol pour les travailleurs de plateforme
L’universalisation du droit à la formation professionnelle a pour effet d’élargir le spectre de ses bénéficiaires aux travailleurs indépendants/ non-salariés. Pour venir en appui, le législateur français a prévu un régime spécifique pour les travailleurs de plateforme fondé sur la responsabilité sociale des plateformes qui reste cependant inachevé (A). En outre, ce droit est totalement tributaire de l’initiative du travailleur et se traduit en réalité par un non-recours massif et généralisé (B).
A. Une universalisation inachevée pour les travailleurs indépendants de plateforme
Il faut en tout premier lieu souligner que la dernière loi sur la formation professionnelle de 2018 a mis fin aux structures paritaires qu’étaient les fonds d’assurance formation des travailleurs salariés ainsi qu’aux Fongecif et que les Organisme Paritaire Collecteur Agréé (OPCA) ont été transformés en OPCO (opérateurs de compétence). Mais elle a laissé subsister les fonds d’assurance formation (FAF) des travailleurs non –salariés. Or ces FAF sont gérés par les organisations patronales (Medef, CGPME, U2P, Capeb) et précisément aucun des deux FAF dont relèvent les travailleurs de plateforme de mobilité
Ce sont aussi les conditions d’accès à la formation qui ont été ignorées s’agissant des travailleurs indépendants de plateforme alors que ce sont de puissants ressorts du non recours au droit. Trois exemples peuvent être avancés.
-Depuis la loi de 2018 relative à la liberté de choisir son avenir professionnel, tout actif indépendamment de son âge, de son secteur d’activité, de son statut et de sa qualification peut bénéficier d’un conseil en évolution professionnelle (CEP) dont l’objectif est de favoriser l’évolution et la sécurisation de son parcours professionnel. Le code du travail prévoit pour les salariés que, l’employeur, lors de l’entretien professionnel, les informe du conseil en évolution professionnelle. Ce conseil totalement gratuit est donc à la disposition de tout actif, mais est délivré à l’initiative de la personne. Encore faut-il donc le savoir, en comprendre l’intérêt et se rendre disponible à cet effet. Or, aucun canal d’information n’est prévu par la loi pour les travailleurs indépendants de plateforme. La seule obligation à la charge des plateformes est celle d’informer de la possibilité de présenter une demande de remboursement (art.D.73421-5 al.3 du Code du travail). Seule l’appartenance à un collectif pourrait compenser cela, ce qui n’est pas le trait majeur des travailleurs indépendants de plateforme.
-Le compte personnel de formation
-S’agissant du droit à la reconversion professionnelle, « le CPF de transition, mis en place en janvier 2019 en remplacement du congé individuel de formation, permet aux salariés souhaitant changer de métier de financer des formations certifiantes en lien avec leur projet. Ils bénéficient alors d’un droit à congé et du maintien de la rémunération pendant la durée de la formation. Le demandeur doit avoir une ancienneté de vingt-quatre mois, consécutifs ou non, en qualité de salarié, dont douze mois dans l’entreprise et la durée du congé sont fonction de celle de la formation, qui peut dépasser un an. Les demandeurs d’emploi créateurs ou repreneurs d’entreprises bénéficient de dispositifs spécifiques tels que l’Aide à la reprise ou à la création d’entreprise (ARCE)
B. Une universalisation à l’épreuve du non recours
Si les garanties d’accès à la formation supposent d’établir un droit protecteur pour les salariés, l’indépendance implique de mobiliser d’autres outils pour favoriser l’appropriation de ce droit par ses titulaires. Outre un désintérêt généralisé y compris des experts universitaires vis-à-vis de la formation des indépendants, se posent pêle-mêle les questions du financement, d’une carence de relai institutionnel, de la construction du projet, etc.
La loi El Khomri renvoie à l’article L.6312-2 du Code du travail selon lequel « les travailleurs indépendants, les membres des professions libérales et des professions non salariées, y compris ceux n’employant aucun salarié, ainsi que leur conjoint collaborateur ou leur conjoint associé, bénéficient personnellement du droit à la formation professionnelle continue ». En principe, il revient au travailleur indépendant de contribuer lui-même au financement de la formation à hauteur de 0,25% du montant annuel du plafond de la Sécurité sociale (art.L.6331-48 du Code du travail). L’apport de la loi El Khomri a été de prévoir que la contribution à la formation professionnelle du travailleur indépendant est prise en charge par la plateforme. Mais le décret d’application du 4 mars 2017 précise que cette contribution n’est en réalité qu’un remboursement sur demande du travailleur qui doit apporter des justificatifs de paiement et attester d’un chiffre d’affaires annuel d’au moins 13% du plafond annuel. En d’autres termes, le travailleur doit faire l’avance, ce qui suppose d’avoir épargné à cet effet et à tout le moins de faire une avance. Autant de conditions qui ruinent l’effectivité de la mesure et brouillent le caractère universel du droit à la formation professionnelle.
La loi El Khomri reconnait aussi au travailleur indépendant le droit de demander à la plateforme de prendre en charge les frais d’accompagnement pour suivre les actions de formation permettant de faire valider les acquis de l’expérience d’une part et d’autre part de lui verser une indemnité en vertu de l’art. L.7342-1 et s. du Code du travail. Les frais d’accompagnement et l’indemnité ne sont versés que si le travailleur a réalisé au cours de l’année civile écoulée un chiffre d’affaires supérieur ou égal à 13% du plafond annuel de la Sécurité sociale. L’indemnité est plafonnée à 24 fois le taux horaire minimum interprofessionnel de croissance. Les conditions restrictives posées ajoutées à la nécessité pour le travailleur de se projeter personnellement dans cette perspective de faire valoir une expérience suppose en outre de considérer que cette activité puisse être un tremplin vers d’autres activités, ce qui est loin d’être le cas spécialement lorsqu’il s’agit de travailleurs de plateforme de livraison, de travailleurs du clic ou de crowdworking. Des recherches empiriques rapportent en effet que les travailleurs de plateforme ont une mauvaise image de leur activité et d’eux-mêmes au point de cacher ou d’éviter de se présenter à autrui comme tel
Quant au compte personnel de formation, il est abondé par la plateforme si le chiffre d’affaires réalisé est supérieur à un seuil déterminé par secteur d’activité du travailleur. Les conditions d’abondement et les secteurs devaient être précisés par décret, ce qui n’est toujours pas le cas. Or le compte personnel de formation est un des outils clés de la formation professionnelle qui permet la réalisation effective du droit individuel à la formation.
Plusieurs facteurs engendrent un non-recours au droit à la formation des travailleurs indépendants de plateforme.
-C’est d’abord celui de la méconnaissance par les travailleurs de plateforme de leurs droits individuels en matière de formation. Combien sont-ils à avoir ouvert un CPF ?
-C’est ensuite celui des moyens financiers. À cet égard, il faut souligner deux éléments. D’une part, un décret du 29 avril 2024 vient de rendre obligatoire une participation forfaitaire du travailleur aux formations suivies dans le cadre du CPF de 100 euros. D’autre part, durant la formation, le travailleur indépendant ne perçoit pas de compensation financière de la perte de revenu occasionné par le non exercice de l’activité. C’est une très grande différence avec le salarié qui voit son contrat de travail seulement suspendu, son salaire maintenu et jouit de la sécurité de retrouver son poste de travail au terme de la formation. C’est donc un manque à gagner pour nombre de travailleurs indépendants singulièrement ceux dont les revenus ne leur permettent pas de ne pas travailler pendant le temps nécessaire à la formation. C’est le cas de bien des travailleurs de plateforme et pas seulement de ceux qui relèvent de la catégorie des travailleurs pauvres
-C’est enfin celui très subjectif et personnel du rapport à la connaissance, au temps, à la mobilité et plus intimement de l’estime de soi. Tout cela est très largement nourri par des accompagnements. C’est pourquoi, par-delà la dimension financière du droit à la formation, se pose la question peut-être moins visible, mais tout aussi prégnante des mesures d’accompagnement qui créent un environnement favorable, encourageant ou non à suivre des formations. La loi de 2018 a créé le conseil en évolution professionnelle qui permet au titulaire du CPF de construire son projet de formation pour développer ses compétences, préparer une reconversion et sécuriser son parcours professionnel. Le bilan de compétences, la validation des acquis d’expérience (VAE) contribuent « à consolider le droit à l’accompagnement en émergence
Les adultes qui se forment le moins sont ceux qui ont le plus besoin de formation ; ils occupent les emplois les moins qualifiés
Le législateur français a mis en place un dialogue social ad hoc pour les travailleurs indépendants de plateforme de mobilité à l’origine d’accords collectifs de secteur conclus au sein de l’Autorité des relations professionnelles des plateformes d’emploi (ARPE). L’art. L. 7343-28 du Code du travail indique les sujets qui peuvent faire l’objet de tels accords ; y figurent la formation professionnelle et les garanties sociales des travailleurs. L’art. L. 7343-36 du Code du travail va plus loin en disposant qu’il y a une obligation annuelle de négocier sur un ou plusieurs thèmes dont « les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels. À ce jour les accords négociés et conclus portent sur les revenus, la déconnexion et les discriminations. La formation n’est pas à l’ordre du jour. Des experts de la formation professionnelle remarquent à très juste titre que « la mise en œuvre de ce droit à la formation professionnelle continue ne devrait pas résulter de la seule initiative individuelle qui, en pratique, se révèle être un critère très fragile alors même que sa place ne cesse de croître au sein du droit du travail, mais s’inscrire dans un cadre institutionnel paritaire (conforté pour les salariés par la récente réforme du droit de la formation professionnelle continue) ou collectif à développer pour les travailleurs indépendants et les professions libérales. Cela suppose l’introduction de mécanismes de représentation qui devront être plus larges que ceux institués pour la représentation des travailleurs salariés (notamment à destination des demandeurs d’emploi et des indépendants)
Conclusion
En misant sur un renforcement des droits individuels attachés à la personne, quel que soit son statut pour accéder à la formation professionnelle via le CPF et le CEP, le législateur français mise sur la capacité de chaque personne à prendre en charge et gérer son employabilité. Il est possible d’y voir l’expression d’une libéralisation de la formation professionnelle ; chacun devenant responsable de son employabilité et de la sécurisation de son parcours professionnel. Mais cela suppose d’avoir les capacités personnelles de projection, de bilan et de réflexivité ainsi que de disposer de ressources matérielles permettant de s’affranchir d’impératifs de survie, ce qui n’est pas le cas de la plupart des travailleurs de plateforme. Le droit à la formation des travailleurs de plateforme est ainsi largement impensé s’il n’est pas totalement abstrait. L'universalisation de ce droit s'est avérée en l'état actuel du droit positif impuissante à endiguer les effets disruptifs des stratégies des plateformes en matière de statut et de profession.
Notes
- 1. Voir I. Daugareilh, « La fabrication des travailleurs pauvres », in Cl. Marzo, Le salaires minimaux des travailleurs de plateforme dans l’Union européenne – Analyse de droit comparé et de l’Union européenne, éd. Bruylant, 2024, p.109.
- 2. L’OIT, au lendemain de sa création en 1921, a adopté des recommandations spécialisées puis générales sur la formation professionnelle.
- 3. Selon P. Caillaud « La construction d’un droit de la formation professionnelle des adultes (1959-2004) » in G. Brucy et al. (dir.) Former pour réformer. Retour sur la formation permanente, Paris, La Découverte, Recherches, 2007, p.171.
- 4. Art.31 de la Recommandation : les programmes de formation professionnelle en vue d’un emploi indépendant devraient « a) inculquer outre la formation professionnelle dans le domaine technique choisi, les pratiques et les principes fondamentaux de la gestion des affaires et de la formation d’autrui ; b) faire saisir à leurs bénéficiaires la nécessité de prendre des initiatives, d’évaluer les risques et de les accepter ».
- 5. Sommet européen de Lisbonne des 23-24 ars 2000, conclusions de la présidence, point 25. COM, Réaliser un espace européen de l’éducation e de formation tout au long de la vie, COM (2001) 678 final, non publiée au JOCE.
- 6. OCDE, Lifelong Learning for ALL, Meeting of education Committee at Ministerial Level, 16-17 Janvier 1996, Paris, 1996.
- 7. L’objectif 4 de développement durable des Nations Unies stipule que nos sociétés doivent assurer l’accès de tous à une éducation de qualité sur un pied d’égalité et de promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie » d’ici à 2030.
- 8. Commission d’experts pour l’application des conventions te recommandations, Etude d’ensemble sur les instruments relatifs à l’emploi à la lumière de la Déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, CIT, 99ème session, 2010, Rapport III (Partie 1B).
- 9. E. Verdier, « L’éducation et la formation tout au long de la vie : une orientation européenne, des régimes d’action publique et des modèles nationaux en évolution », Sociologie et Sociétés, 2008, 40 (1), p.195.N. Maggi-Germain P. Caillaud, « Vers un droit personnel à la formation ? » Droit social, 2007, p.574.
- 10. COMMUNICATION DE LA COMMISSION, Réaliser un espace européen de l'éducation et de formation tout au long de la vie, COM (2001) 678 final, 21.11.2001. Cet engagement de l’Europe en faveur de la formation professionnelle tout au long de la vie doit à Jacques Delors, père de la loi française de 1971 et auteur d’un rapport pour l’Unesco « L’éducation : un trésor est caché dedans » de 1996. Voir Institut J. Delors, Penser l’Europe, Policy Paper 273, Décembre 2021. E. Verdier, « L’éducation et la formation tout au long de la vie : une orientation européenne, des régimes d’action publique et des modèles nationaux en évolution », Sociologie et sociétés, 2008, vol40, n°1, p.197.
- 11. Ibid.
- 12. Ibid, sp. p.218.
- 13. La loi de 2004 fait suite à l’accord national interprofessionnel de 2003 sur la formation tout au long de la vie, signé par l’ensemble de toutes les organisations professionnelles
- 14. Art.L.111.1, 5ème al. Code de l’éducation.
- 15. A. Supiot (Dir.), Au-delà de l'emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, rapport pour la Commission européenne, Paris, Flammarion, 1999.
- 16. J.M. Luttringer, « Le compte personnel de formation : genèse, droit positif, socio dynamique », Droit social, 2014, p.972.
- 17. Via les fonds de gestion des congés individuels de formation – FONGECIF- supprimés par la loi de 2018.
- 18. OECD, Economica and finance of life long learning, 2001.
- 19. P. Le Douaron, « La formation tout au long de la vie », Revue française d’administration publique, 2002/4, n°104, p.573.
- 20. A. Supiot (Dir.), Au-delà de l'emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europ, op.cit.
- 21. B. Gazier, « Flexicurité et marchés transitionnels du travail : esquisse d’une réflexion normative », Travail et emploi, n°113, 2008, p.117. B. Gazier, B. Palier, H. Périvier, Refonder le système de protection sociale- Vers une nouvelle génération de droits sociaux, Presses de Sciences PO, Paris, 2014. Voir aussi « Le compte personnel d’activité à la lumière es « Marchés transitionnels du Travail », France Stratégie, 4 septembre 2015.
- 22. Soc. 25 février 1992, n°89-41 634, Dalloz, Som. 294, obs. A Lyon-Caen.
- 23. En remplacement du plan de formation depuis la loi de 5 septembre 2018. Ce plan ne distingue plus entre les formations d’adaptation au poste de travail et les formations relatives au développement des compétences.
- 24. Pour les entreprises de moins de 11 salariés, la contribution est de 0,55% du montant du revenu retenu pour le calcul des cotisation sociales (art.L.6331-1 du Code du travail) ou de 1% si l’entreprise a plus de 11 salariés (art.L.6331-3 du Code du travail).
- 25. Assemblée nationale, Commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences », Rapport n°1521, 11 juillet 2023.
- 26. Sénat, rapport P. Savoldelli, « L’ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ?, Rapport d’information n° 867, Septembre 2021.
- 27. Sont particulièrement affectés les métiers de l'artisanat.
- 28. Ibid
- 29. Ibid.
- 30. L. Dablanc, « Plateformes numériques de livraison : retour sur une recherche et un colloque » in I. Daugareilh, La plateformisation du travail, nouvelle forme d'emploi, nouvelle forme d'organisation?, ed. Bruylant, 2025, p.105.
- 31. Ibid. L’absence de cette capacité est sanctionnée de 12 mois de prison et de 15000 euros d’amende en cas de circulation sans ce titre. Par ailleurs, les livreurs à vélo sont de plus en plus nombreux, surtout à Paris, à utiliser des vélos partagés de type Vélib ou Véligo dont l’usage est cependant interdit pour effectuer des livraisons. Le contrat d’utilisation de Véligo, par exemple, indique que « l’usage même ponctuel à des fins de transport de marchandises est interdit » ; il est « interdit de faire plus de 300 km par semaine » ainsi que « de faire plus de 70 trajets par semaine ».
- 32. B. Jullien, M. Montalban, « Économie politique de la livraison de repas à domicile via les plateformes ou comment rendre soutenable l’insoutenable » in I. Daugareilh, La plateformisation du travail, nouvelle forme d'emploi, nouvelle forme d'organisation ?, éd. Bruylant, Bruxelles, 2025, p.37.
- 33. Voir I. Daugareilh, « Le droit à la santé des travailleurs de plateforme », Revue de droit sanitaire et social, 2022-4, p.997.
- 34. Respectivement le FAFCEA-artisans pour les chauffeurs VTC et l’AGEFI-chefs d’entreprise pour les livreurs de repas/courses.
- 35. Le CPF est ouvert à tout actif âgé de 16 ans ; il est attaché à la personne et portable en cas de changement de statut ; les formations éligibles sont ouvertes à l’ensemble du Répertoire national des certifications professionnelles RNCP et du Répertoire spécifique.
- 36. J.M. Luttringer, « La réforme de la formation professionnelle et de l’apprentissage par la loi du 5 septembre 2018 relative à la liberté de choisir son avenir professionnel », Droit social, 2018, p.962-963.
- 37. Elle permet d’obtenir le versement d’un capital égal à 45% du montant des indemnités de chômage restantes dues à la date du début de l’activité. Il ne s’agit pas d’une aide pour toute personne privée d’emploi, mais d’une aide permise par les droits au chômage accumulés dans l’activité salariée antérieure, ce qui suppose d’avoir eu le statut de salarié.
- 38. Il permet à l’agent ayant accompli 3 ans de services effectifs dans l’administration, de parfaire sa formation personnelle par le biais de stages de formation qui ne sont pas proposés par l’administration, ou de préparer des concours administratifs. La première année du congé de formation professionnelle ouvre droit au bénéfice d’une indemnité mensuelle forfaitaire égale à 85% du traitement brut jusqu’à un certain plafond.
- 39. Rapport Frouin J.Y., Réguler les plateformes numériques de travail, 2020, p.100-101.
- 40. Ibid.
- 41. I. Daugareilh, et al. Formes de mobilisation collective et économie de plateformes, 2022, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03615403
- 42. Voir I. Daugareilh, « La fabrication de travailleurs pauvres par les plateformes » in Cl. Marzo, Les salaires minimaux des travailleurs de plateformes dans l’Union européennes – Analyse de droit comparé et de l’Union européenne, Bruylant, col. Droit de l’Union européenne, 2024, p.109.
- 43. OIT, Réaliser le travail décent dans l'économie de plateformes, CIT 113è session, 2025, Rapport V(1), ILC. 113/Rapport V (1), Genève, sp.p.22.
- 44. J.M. Luttringer, « Le compte personnel de formation, rénové », Droit social, 2018, p.994, sp.p.998. Voir le remarquable travail de recherche réalisé par M. David sur le mode d’émergence du besoin de formation et la part prégnante du collectif sur l’individuel qui nous semble toujours d’actualité à ceci près que le collectif pour les travailleurs indépendants ne peut pas être celui de l’entreprise, mais seulement celui d’une éventuellement organisation dont il serait membre à l’instar de la FNAE pour les autoentrepreneurs. M. David, L’individuel et le collectif dans la formation des travailleurs vol1 ; Approche historique ; vol. 2 Approche sociologique, 1976, Economica, Paris.
- 45. S. Fernandez, K. Kerneis, Vers un droit individuel à la formation des adultes pour tous les européens, Institut J. Delors, FEPS, Décembre 2020, sp.p.31.
- 46. OCDE, Perspectives de l’OCDE sur les compétences 2013. Premiers résultats de l’évaluation des compétences des adultes, 2013, p.225.
- 47. OCDE, Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2019 : L’avenir du travail, p.275.
- 48. Cedefop, Perceptions n adult learning and continuing vocational education and training in Europe. Second opinion Survey – Volume 1, Member States série Cedefop reference, n°117, 2020, p.75 cité et traduit par S. Fernandez, K. Kerneis, Vers un droit individuel à la formation des adultes pour tous les européens, op.cit., sp.p.34.
- 49. N. Maggi-Gernain, P. Caillaud, « Vers un droit personnel à la formation », Droit social, 2007, p.574.
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