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La formation des travailleurs de plateforme de mobilité, un impensé

Résumé

Cet article s’attache à relever les freins à l’effectivité du droit à la formation des travailleurs de plateforme. En premier lieu, les aménagements apportés par le législateur sur le plan financier (en termes de contribution ou d’accompagnement) sont largement insuffisants. En deuxième lieu, les plateformes n’ont pas à l’égard des travailleurs des obligations qui favorisent l’accès et la mise en œuvre du droit à la formation à l’instar de celles imposées à un employeur. En troisième lieu, les travailleurs indépendants de plateforme sont soumis à de si dures conditions de travail sur le plan matériel, physique et mental que l’idée même de formation leur est étrangère. Enfin l’État n’a pas organisé la représentation des travailleurs indépendants de plateformes ni de celles des plateformes dans les organismes paritaires de gestion de la formation continue.

Introduction

La formation professionnelle est sans doute le sujet le plus éloigné qui soit des travailleurs de plateforme et de leurs organisations en raison de la situation de survie dans laquelle se trouvent la très grande majorité d’entre eux1. Cependant si les travailleurs de plateforme sont juridiquement et formellement concernés c’est parce que, en tant qu’actifs, ils bénéficient d’un mouvement relativement récent sur le plan international, européen et national d’universalisation du droit à la formation professionnelle, historiquement réservé aux salariés.

Au niveau international, la Déclaration du centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 2019 a mis clairement l’accent sur la formation d’une façon relativement nouvelle et dans des termes qui laissent entendre un engagement de l’institution à prendre en main le sujet pour lui donner un nouveau souffle2. L’OIT s’engage ainsi à promouvoir « l’acquisition de compétences, d’aptitudes et des qualifications en faveur de tous les travailleurs tout au long de la vie active en tant que responsabilité partagée entre les gouvernements et les partenaires sociaux pour remédier aux déficits de compétences, d’aptitudes et de qualifications, existants ou attendus » ; l’Organisation a ainsi adopté en juin 2023 la Recommandation 208 concernant les apprentissages de qualité. Les instruments actuellement à jour sont la Convention 142 sur la mise en valeur des ressources humaines de 1975 ratifiée par la France le 10 septembre 1984 ainsi que la Recommandation 195 de 2004 d’une part et d’autre part la Convention n°140 sur le congé à l’éducation payé ratifiée par la France le 20 octobre 1975 et sa Recommandation n°148 de 1974. Ces premières normes internationales ont largement inspiré le législateur français3. Dans ces textes, l’OIT met en étroite relation la formation et l’emploi et attend des États membres qu’ils mettent en place des politiques et des programmes de formation liées à l’emploi. La Recommandation 150 prévoyait des dispositions spécifiques sur la formation et le travail indépendant qui ont été reprises par la Recommandation 195 de 20044. C’est avec ce même texte que l’OIT a réorienté sa vision de la formation professionnelle à l’instar de l’UE5, de l’OCDE6 et d’autres organisations internationales7 pour en faire un droit individuel à l’éducation pour tous et tout au long de la vie8.

Au niveau européen9, la Commission va adopter la Communication de 2001 sur la formation tout au long de la vie qui va devenir l’horizon de tous les législateurs de l’Union européenne10. La formation professionnelle tout au long de la vie désigne « toutes les activités d’apprentissage menées au cours de la vie dans le but d’améliorer ses connaissances, ses qualifications et ses compétences que ce soit dans une perspective personnelle, citoyenne, sociale ou en vue d’un emploi 11». L’objectif est de développer les compétences nécessaires dans une société fondée sur la connaissance. Cette stratégie européenne va se déployer via la Méthode ouverte de coordination (MOC) et prendre en compte la diversité des systèmes nationaux entretenue par la compétence des États membres en matière de formation professionnelle en vertu des articles 166 et 145 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) : « les États membres et l’Union s’attachent (…) à élaborer une stratégie coordonnée pour promouvoir l’emploi et en particulier à promouvoir une main-d’œuvre qualifiée, formée et susceptible de s’adapter ainsi que des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie ». Quant au socle européen des droits sociaux de 2017 il prévoit que « toute personne a droit à une éducation inclusive et de qualité, à la formation et à l’apprentissage tout au long de la vie afin de maintenir et d’acquérir des compétences qui lui permettent de participer pleinement à la vie en société et de gérer avec succès les transitions sur le marché du travail ».

En France, le traitement juridique de la formation professionnelle n’échappera pas à ce mouvement d’universalisation et de portabilité observé sur le plan international et européen. Cela se fera cependant de manière très progressive et dans un premier temps au prix d’une complexification d’un modèle également caractérisé par ses inégalités d’accès12. Si la Constitution de 1958 établit que « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture », la loi du 3 décembre 1966 introduisant dans le code du travail le droit à la formation ne visera que les salariés. Il a fallu attendre la loi du 4 mai 2004 pour que l’article L.6111-1 du Code du travail dispose que la formation professionnelle continue succède à la formation initiale et accompagne l’adulte « tout au long de sa vie »13. C’est cependant la loi du 25 novembre 2009 qui a légalisé le concept de formation tout au long de la vie et a introduit la portabilité du Droit individuel à la formation (DIF). Toujours selon l’article L.6111-1, la formation « vise à permettre à chaque personne, indépendamment de son statut, d’acquérir et d’actualiser des connaissances et des compétences favorisant son évolution professionnelle, ainsi que de progresser d’au moins un niveau de qualification professionnelle au cours de sa vie professionnelle. Elle constitue un élément déterminant de sécurisation des parcours professionnels et de la promotion des salariés ». Cette disposition légale attribue à la formation professionnelle des finalités très diverses répondant à des situations tout aussi contrastées : permettre l’adaptation aux changements des techniques et des conditions de travail, favoriser la promotion sociale, accompagner la transformation des emplois, faciliter la mobilité professionnelle, permettre le retour à l’emploi.

La formation est devenue un droit de la personne, travailleur ou non, salarié ou non, jeune ou vieux, avec ou sans diplôme, etc.. Mais elle reste indéfectiblement liée à l’emploi ou à l’employabilité, ce qui lui donne une finalité bien plus étroite et autonome de celle du droit à l’éducation consacré dans le Code de l’éducation14, contrairement au droit international et européen. Ainsi l’article 14 §1 de la Charte des Droits sociaux fondamentaux de l’Union européenne proclame que « toute personne a droit à l’éducation, ainsi qu’à l’accès à la formation professionnelle et continue ». La notion d’apprentissage tout au long de la vie qui a été développée par les instances de l’Union et transposée en droit français fait du droit à la formation un droit personnel relevant du cercle des droits de l’activité professionnelle tels qu’imaginés par le rapport Supiot15.

L’universalisation du droit à la formation professionnelle s’est traduite en droit français par la consécration d’un droit individuel à la formation (DIF), matérialisé par un congé individuel formation (CIF) en 2009, renommé Compte personnel de formation (CPF) par la loi du 5 mars 201416 et rénové en dernier lieu par la loi du 5 septembre 2018 relative à la liberté de choisir son avenir professionnel. Le but de ce dernier texte est de renforcer l’autonomie de la personne en lui ouvrant la possibilité d’accéder à la formation professionnelle sans intermédiation obligatoire17 et de soutenir de la sorte la liberté des actifs. Ayant ses origines dans les travaux de l’OCDE prônant la responsabilisation des individus18, ces réformes successives, pour séduisantes qu’elles soient, ont néanmoins des relents de libéralisme auxquels la France s’était alors opposée19. Sont consignés sur le CPF des droits personnels à la formation acquis à l’occasion de l’exercice d’une activité professionnelle indépendamment du statut ou en contrepartie d’un travail pénible ou d’un engagement bénévole ; ces droits sont portables et sont en ce sens rattachables au troisième cercle des droits imaginés dans le rapport Supiot au statut de l’actif20, favorisant les mobilités et les transitions professionnelles21.

C’est en raison de ce mouvement d’universalisation du droit à la formation par des normes internationales, européennes et nationales que les travailleurs indépendants de plateforme peuvent en bénéficier. Ce droit peut néanmoins rester parfaitement inefectif si les bénéficiaires en ignorent l’existence et s’ils ne disposent pas des moyens pour le réaliser à savoir principalement de temps et de financement. Qui dit universalisation dit individualisation et, en l’espèce, responsabilisation de la personne à l’égard de sa propre employabilité. Cette conception libérale peut heurter les objectifs de cohésion sociale et contribuer à renforcer les inégalités vis-à-vis de la formation professionnelle dont pâtissent en tout premier lieu les travailleurs indépendants de plateforme.

À l’instar de la santé et la sécurité au travail ou de la protection sociale, les plateformes numériques d’emploi ont développé un modèle d’affaires qui ne peut fonctionner que si elles sont dégagées de toutes les obligations pesant sur tout employeur. C’est pourquoi leur stratégie consiste à mobiliser des travailleurs qui ne sont pas des salariés, mais des indépendants. En outre, qui dit formation dit professionnalisation, qualification, compétence, expertise, ce qui se traduit soit par des barrières à l’entrée de certaines professions dites réglementées, soit plus généralement par des contreparties en termes de rémunération (ou classification et salaires dans le monde du salariat). C’est une deuxième raison pour laquelle les plateformes déploient sans détour une stratégie d’évitement (I) des obligations en matière de formation professionnelle dont les effets ne sont pas compensés par l’universalisation du droit à la formation qui reste hors sol pour les travailleurs de plateforme (II).

I. Une stratégie d’évitement de la formation professionnelle par les plateformes

Les plateformes numériques d’emploi ont un modèle d’affaires qui fonctionne grâce au recours à des travailleurs indépendants. En France, ces derniers sont placés sous le régime de la micro-entreprise. Il s’agit là d’une stratégie offensive qui permet d’échapper à toutes les obligations légales d’employeur, dont celles en matière de formation professionnelle (A). En outre, pour des raisons sans doute en partie économiques, les plateformes ne cherchent pas à se conformer à l’exigence de prérequis de formation pour l’exercice d’activités qui en principe les requièrent, le cas échéant avec la complicité des pouvoirs publics, déployant à cet égard une discrète stratégie de dérégulation de la formation (B).

A. Les effets de la stratégie d'opposition à la qualité d'employeur en matière de formation

Bien que le droit à la formation soit devenu universel, les travailleurs indépendants ne jouissent pas d’une série de droits dont seuls sont redevables les employeurs vis-à-vis de leurs salariés.

Il s’agit tout d’abord de l’obligation d’adaptation et de maintien des capacités professionnelles, née de l’arrêt de la Cour de cassation Expovit du 25 février 199222, consacrée par la loi du 6 août 2015. Il en a résulté l’art. L.1233-4 du Code du travail selon lequel le licenciement pour motif économique ne peut intervenir que lorsque « tous les efforts de formation et d’adaptation ont été réalisés ». En outre, l’art. L. 6321-1 al.1 du Code du travail oblige l’employeur à assurer l’adaptation des salariés à leur poste de travail en veillant au maintien de leur capacité à occuper un emploi au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations. L’employeur établit un plan de développement des compétences23 sur la base duquel il peut imposer ou suggérer le suivi de formations au salarié.

Il s’agit ensuite de l’obligation de formation à la sécurité en vertu de l’article L.4141-2 du Code du travail que tout employeur doit organiser et dispenser au bénéfice des travailleurs qu’il embauche, de ceux qui changent de poste de travail ou de technique, des travailleurs temporaires, des travailleurs qui reprennent leur activité après un arrêt de travail d’au moins 21 jours. Cette formation est répétée périodiquement et est à la charge exclusive de l’employeur. Les formations dispensées, attestations, diplômes et certifications obtenus sont renseignés dans un passeport de prévention. Cette obligation de formation pourrait être étendue à des travailleurs indépendants de plateforme à l’instar des dispositions prévues en ce domaine pour les travailleurs à domicile (art.L.7413-1 du code du travail), de gérants non-salariés de succursales de commerce de détail alimentaire (art.L.7322-1 du code du travail), aux gérants de succursale (art.L.7321-3-4° du code du travail) qui ne sont pas des travailleurs salariés. Mais la loi El Khomri en a décidé autrement.

Il s’agit enfin de l’obligation d’organiser un entretien professionnel pour tout salarié tous les 2 ans, quels que soient les effectifs de l’entreprise. Cet entretien est consacré aux perspectives d’évolution professionnelle, notamment en termes de qualification et d’emploi ; il comprend aussi des informations sur la validation des acquis de l’expérience (VAE), l’activation du compte personnel de formation par le salarié, aux abondements de ce compte par l’employeur et au conseil en évolution professionnelle (art.L.6315-1, I du Code du travail). Tous les 6 ans, cet entretien devient un bilan de parcours professionnel en faisant un état des lieux de la formation : il est vérifié si le salarié a suivi au moins une action de formation, a acquis des éléments de certification par la formation ou par une VAE.

Les plateformes échappent également à des obligations vis-à-vis du collectif des travailleurs et de leurs représentants. Il s’agit principalement de l’obligation de négocier un dispositif de Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) tous les 3 ans dans les entreprises de plus de 300 salariés. Cette négociation porte aussi sur les grandes orientations à 3 ans de la formation professionnelle dans l’entreprise ainsi que sur le plan de développement des compétences. En droit français, la formation relève du pouvoir de direction de l’employeur, mais doit s’exercer en concertation avec les institutions représentatives du personnel. C’est pourquoi, chaque année le Comité social et économique (CSE) est consulté sur le programme pluriannuel de formation, les actions de prévention et de formation envisagées par l’employeur, sur le plan de développement des compétences et sur les orientations de la formation professionnelle.

Enfin, depuis la loi de 1971, tous les employeurs ont l’obligation de contribuer au financement de la formation professionnelle en versant une cotisation calculée en fonction du nombre de salariés (plus ou moins de 11) dans l’entreprise24. Que l’on ne s’y trompe pas : les plateformes ne contribuent pas au financement de la formation professionnelle. En effet, lorsque le législateur de 2016 introduit en vertu de la responsabilité sociale de l’entreprise (art. L. 7342-3 du Code du travail) une prise en charge par la plateforme de la contribution à la formation professionnelle versée par le travailleur indépendant, il ne s’agit nullement d’une obligation légale. C’est seulement une possibilité offerte au travailleur indépendant remplissant certaines conditions (justificatif de dépenses de formation et chiffre d’affaires au moins égal à 13% du plafond annuel de sécurité sociale) de demander le remboursement de sa propre cotisation et des frais engagés (art. D. 7342-5 du Code du travail).

Ainsi les obligations légales d’adaptation au poste de travail et de veiller à la capacité d’occuper un emploi, d’engager périodiquement une procédure d’entretien professionnel, de reconnaissance des acquis de la formation, de consultation des représentants du personnel, de négociation collective d’entreprise et de branche, de gestion paritaire n’ont pas été étendues par des équivalences pour les travailleurs indépendants de plateforme. Or ce sont bien ces obligations assumées dans le cadre d’une entreprise qui concourent à fabriquer un environnement propice à l’exercice du droit à la formation qui, s’il est individuel, a besoin d’être stimulé par un collectif et par des obligations pour être effectif, car rien de moins naturel que de s’inscrire dans un parcours de formation pour les travailleurs les moins éduqués à fortiori s’ils sont isolés par leur statut d’indépendant.

Libérées de ces obligations légales d’employeur grâce à une stratégie offensive vis-à-vis du législateur et des pouvoirs publics très documentée dans le dossier des Uber files25, les plateformes déploient d’une manière, en revanche, plus discrète une stratégie de dérégulation des professions.

B. Une stratégie discrète de dérégulation des professions

Les plateformes numériques de travail ont besoin pour la survie de leur modèle d’affaires d’abaisser autant que possible et par tous les moyens la rémunération des travailleurs mobilisés. Pour cela, elles cherchent à s’affranchir de toute barrière dont des prérequis en termes de formation à l’entrée de l’activité professionnelle de deux façons.

La première a été mise en lumière dans le rapport Salvodelli26 qui a dénoncé divers risques. L’un d’eux est celui de la déqualification professionnelle des travailleurs exerçant leur activité professionnelle via les plateformes numériques qui cherchent à pénétrer des secteurs non réglementés en jouant sur des offres de service réalisées par des travailleurs qui n’ont pas nécessairement les formations habituellement requises. Le rapport fait également état d’un risque de fissuration de certaines professions27 et y voit une tendance qui interroge la capacité des plateformes à garantir les niveaux de qualification requis des travailleurs pour certaines prestations. La crainte est de voir la plateformisation déstabiliser des secteurs (dont l’artisanat) et aboutir à terme à une suppression de toute exigence de qualification et une absence de valorisation des savoir-faire. Le marketing des sites de plateformes entretient ce risque en donnant l'impression que « tout est à la portée de tous 28». Le rapport évoque enfin certaines professions réglementées proposant des services aux particuliers - bien que ne relevant pas de la catégorie des plateformes de services aux particuliers à proprement parler – qui sont également confrontées à ce risque de déficit de qualification. C'est le cas des plateformes de consultation médicale. Le vice-président du Conseil national de l'Ordre des médecins s’est exprimé dans ce sens évoquant le cas de plateformes, principalement extra-européennes, « qui emploient des médecins qui ne sont ni inscrits à l'Ordre ni détenteurs d'une autorisation ministérielle, et risquent en effet de remettre en cause la sécurité et la qualité des soins29 ».

La seconde manière de déréguler c’est de ne pas œuvrer pour que soit contrôlée l’application de la réglementation en vigueur. L’exemple est donné par les plateformes de livraison de repas vis-à-vis de la formation des livreurs. Alors que l’on parle souvent des « livreurs à vélo », la logistique de la livraison instantanée au moyen de plateformes de mise en relation est en fait en majorité (53% à Paris) exercée avec des modes autres que le vélo : scooters et voitures personnelles notamment30. Or, selon l’article L.3411-1 du Code des transports, toute entreprise de transport de marchandises exerçant en France, dont les microentreprises, doit justifier d’une licence de transport intérieure pour exercer avec un véhicule motorisé. En principe, il faut être titulaire de la capacité de transport dès que le moyen de transport est un 2 roues motorisé tel le scooter ; les obligations sont identiques à celles exigées pour l’exploitation de Véhicules Utilitaires Légers de type camionnette ou fourgon. Il s’agit d’une inscription au registre des transporteurs publics (sur lequel sont disposés les documents essentiels de l’entreprise), de la capacité professionnelle obtenue après 105 h de formation et après examen (coût entre 800 et 1000 euros), d’une capacité financière de 1800 euros et de l’honorabilité judiciaire. 84% des livreurs autoentrepreneurs enquêtés à Paris en 2022 n’avaient pas cette licence et se trouvaient donc dans l’illégalité31. Pourtant, les plateformes développent tout un discours repris par bien des rapports valorisant l’absence de barrières à l’entrée dans l’activité permettant à des personnes éloignées de l’emploi d’exercer une activité. En réalité, cela leur permet de recruter au sein d’un très large vivier, de gérer les pics d’activité et de pratiquer des prix extrêmement bas puisqu’elles n’exigent aucun prérequis de formation. Elles se contentent en réalité de l’auto-déclaration du mode de transport, n’en contrôlent pas la véracité et n’en demandent pas vérification par les autorités de police. Si la loi sur l’obligation de détenir la capacité de transport était effectivement appliquée, cela entrainerait de facto la nécessité de former, qualifier et augmenter en conséquence les rémunérations. Il existe finalement sur le sujet un consensus tacite en faveur de la non application de la loi, voire une complicité passive entre plateformes et pouvoirs publics.

Cette attitude vis-à-vis de la réglementation sur la formation est partagée par les plateformes et des organisations syndicales. Elles font valoir à l’unisson que les conditions d’obtention de cette capacité sont si lourdes pour les livreurs indépendants de marchandises qu’elles ne sont pas appliquées car pas applicables. Le syndicat Union indépendants, la FNAE et les trois plateformes de livraison à vélo (Uber, Deliveroo et Stuart) défendent de concert avec le ministère des Transports le projet d’établir un régime d’accès à la profession de livreur utilisant des véhicules ultras légers. En mars 2022, un document y relatif a été envoyé par l’État (ministère des Transports) à l’ensemble des acteurs du secteur. Il y est développé l’idée d’un régime unique pour tous les entrepreneurs individuels utilisant un véhicule non motorisé ou équipé d’une puissance inférieure ou égale à 125cm3. Ce régime qui ne serait pas applicable aux entreprises avec salariés comprendrait deux conditions : une capacité professionnelle spécifique « ultra léger » allégée et adaptée aux coursiers entrepreneurs individuels, appréciée non en heures de formation, mais en compétences attendues. Le référentiel de compétences porterait sur la sécurité-santé-environnement, les droits et obligations sociales des entrepreneurs individuels et des opérateurs de plateforme, sur la réglementation du transport routier pour compte d’autrui. La formation serait peu coûteuse et réalisable en totalité à distance sur smartphone. Le projet a été mis en sommeil depuis (élections présidentielles du printemps 2022, affaire des Uber files). Union indépendants, la FNAE et les trois plateformes ont récemment signé un courrier commun pour ré-ouvrir les négociations sur ce sujet.

Union indépendants et la FNAE revendiquent en outre, et pour leur part, la mise en place d’une carte professionnelle de livreurs à vélo basée sur cette capacité, la conformité avec les obligations administratives et la possession d’une assurance, le tout pour moraliser le secteur. Les deux syndicats considérant de concert que les grands gagnants des sans-papiers, ce sont les plateformes et les réseaux mafieux. Il s’agirait par l’instauration de cette carte professionnelle de réduire la fraude sociale et fiscale ainsi que le travail illégal. Par ricochet, l’introduction de ces conditions d’accès à la profession provoquerait une réduction significative du nombre de livreurs (probablement de la moitié), ce qui aurait mécaniquement des effets sur la rémunération. Union indépendants s’appuyant sur le rattachement à la personne de droits à la formation milite pour la création d’un fonds qui permette d’accompagner l’indépendant pour assumer son statut (formation des indépendants solo à la création d’entreprise, au digital, au marketing, communication, etc.).

Finalement, le travail politique et le narratif développés par les plateformes vis-à-vis de la formation « consiste non pas à demander que la loi soit changée, mais que celle existante soit rendue ineffective par la totale inaction des autorités face à sa violation patente »32. En outre, les plateformes ne se pensent pas comme des lieux de construction des parcours professionnels, auxquels contribue la formation continue en facilitant des mobilités professionnelles.

C’est aussi en raison de leur statut d’indépendant, de leur précarité, de leur pauvreté, et de leur extrême insécurité matérielle que la grande majorité des travailleurs de plateforme sont dans l’incapacité mentale et matérielle de penser à rechercher des opportunités de formation que les plateformes elles-mêmes ne leur offrent pas. Le droit personnel à la formation ayant fait l’objet d’une universalisation, il pourrait servir d’amortisseur aux effets d’une plateformisation du travail qui passe par le recours au travail indépendant33. Mais l’examen des textes et des faits révèle l’existence d’un droit purement formel sans réalité, pire, hors-sol pour les travailleurs de plateforme – de mobilité –.

II. Un droit personnel à la formation professionnelle hors sol pour les travailleurs de plateforme

L’universalisation du droit à la formation professionnelle a pour effet d’élargir le spectre de ses bénéficiaires aux travailleurs indépendants/ non-salariés. Pour venir en appui, le législateur français a prévu un régime spécifique pour les travailleurs de plateforme fondé sur la responsabilité sociale des plateformes qui reste cependant inachevé (A). En outre, ce droit est totalement tributaire de l’initiative du travailleur et se traduit en réalité par un non-recours massif et généralisé (B).

A. Une universalisation inachevée pour les travailleurs indépendants de plateforme

Il faut en tout premier lieu souligner que la dernière loi sur la formation professionnelle de 2018 a mis fin aux structures paritaires qu’étaient les fonds d’assurance formation des travailleurs salariés ainsi qu’aux Fongecif et que les Organisme Paritaire Collecteur Agréé (OPCA) ont été transformés en OPCO (opérateurs de compétence). Mais elle a laissé subsister les fonds d’assurance formation (FAF) des travailleurs non –salariés. Or ces FAF sont gérés par les organisations patronales (Medef, CGPME, U2P, Capeb) et précisément aucun des deux FAF dont relèvent les travailleurs de plateforme de mobilité34 ne comprend de représentation des micro-entrepreneurs, ce que déplore la FNAE. Si les travailleurs de plateforme ont une représentation au sein des Urssaf, organismes collecteurs des contributions des entreprises et des travailleurs indépendants, ils ont été purement et simplement oubliés dans les structures opérationnelles de formation. Comment imaginer que les travailleurs de plateforme s’emparent individuellement de leur droit personnel à la formation si leurs organisations sont absentes de ces structures et ne revendiquent pas haut et fort leur droit à participation ?

Ce sont aussi les conditions d’accès à la formation qui ont été ignorées s’agissant des travailleurs indépendants de plateforme alors que ce sont de puissants ressorts du non recours au droit. Trois exemples peuvent être avancés.

-Depuis la loi de 2018 relative à la liberté de choisir son avenir professionnel, tout actif indépendamment de son âge, de son secteur d’activité, de son statut et de sa qualification peut bénéficier d’un conseil en évolution professionnelle (CEP) dont l’objectif est de favoriser l’évolution et la sécurisation de son parcours professionnel. Le code du travail prévoit pour les salariés que, l’employeur, lors de l’entretien professionnel, les informe du conseil en évolution professionnelle. Ce conseil totalement gratuit est donc à la disposition de tout actif, mais est délivré à l’initiative de la personne. Encore faut-il donc le savoir, en comprendre l’intérêt et se rendre disponible à cet effet. Or, aucun canal d’information n’est prévu par la loi pour les travailleurs indépendants de plateforme. La seule obligation à la charge des plateformes est celle d’informer de la possibilité de présenter une demande de remboursement (art.D.73421-5 al.3 du Code du travail). Seule l’appartenance à un collectif pourrait compenser cela, ce qui n’est pas le trait majeur des travailleurs indépendants de plateforme.

-Le compte personnel de formation35 a été présenté, au moment de sa consécration par la loi du 5 septembre 2018 relative à la liberté de choisir son avenir professionnel, comme la clé de voûte de la promotion de l’autonomie de la personne indépendamment de son statut (salarié, indépendant, chômeur, etc.) et par-delà de la logique de l’universalisation. Cependant, d’aucuns parmi les experts de la formation professionnelle estiment que la réussite du CPF désormais d’accès direct pour le travailleur dépend de la co-construction du projet entre l’entreprise et le salarié, car en effet c’est là que le travailleur déploie, acquiert ou perd ses compétences36. C’est donc une approche bilatérale dans un espace-temps qui n’est pas celui du travailleur du clic, ni même du livreur de repas ou du chauffeur VTC. C’est dire que prévoir une négociation sectorielle -et non d’entreprise- comme le fait l’ordonnance de 2022 sur le dialogue social de plateforme n’est sans doute pas ce qui permet de créer un environnement favorable (stimulant) au départ du travailleur de plateforme en formation. Font cruellement défaut ici des structures de dialogue social au sein des plateformes jouant un rôle comparable à la commission formation du CSE dans les entreprises.

-S’agissant du droit à la reconversion professionnelle, « le CPF de transition, mis en place en janvier 2019 en remplacement du congé individuel de formation, permet aux salariés souhaitant changer de métier de financer des formations certifiantes en lien avec leur projet. Ils bénéficient alors d’un droit à congé et du maintien de la rémunération pendant la durée de la formation. Le demandeur doit avoir une ancienneté de vingt-quatre mois, consécutifs ou non, en qualité de salarié, dont douze mois dans l’entreprise et la durée du congé sont fonction de celle de la formation, qui peut dépasser un an. Les demandeurs d’emploi créateurs ou repreneurs d’entreprises bénéficient de dispositifs spécifiques tels que l’Aide à la reprise ou à la création d’entreprise (ARCE)37 (…). Les agents publics, qu’ils soient titulaires ou contractuels, ont accès à un dispositif similaire, avec le congé de formation professionnelle (CFP)38 (…) ». Rien de tel n’existe pour le travailleur indépendant et à fortiori pour le travailleur de plateforme39. Ce droit à la reconversion préconisé par le rapport Frouin40 devrait être aménagé pour toutes les personnes qui travaillent, quel que soit le statut juridique. Ce droit ne serait pas pour autant un revenu universel, mais un droit du statut commun du travail, puisqu’il serait ouvert à toutes les personnes en fonction de droits accumulés dans le travail sous toutes ses formes. De même que le CPF a été ouvert aux travailleurs non-salariés (artisans, commerçants, industriels, professionnels libéraux, conjoints collaborateurs) depuis le 1er janvier 2018 et que la loi avenir professionnel prévoit que les plateformes numériques devront alimenter le CPF des travailleurs à partir d’un certain seuil de chiffre d’affaires, l’extension du CPF de transition à toutes les formes de travail est nécessaire à l’établissement d’un véritable statut commun du travail. La prise en charge de frais d’accompagnement à la validation des acquis de l’expérience (VAE) par les plateformes pour leurs travailleurs, est sans doute un premier pas dans cette direction, mais combien de travailleurs de plateforme ont-ils pu en bénéficier à ce jour ? Ici affleure le problème central du droit à la formation des travailleurs indépendants de plateforme, celui du non recours.

B. Une universalisation à l’épreuve du non recours

Si les garanties d’accès à la formation supposent d’établir un droit protecteur pour les salariés, l’indépendance implique de mobiliser d’autres outils pour favoriser l’appropriation de ce droit par ses titulaires. Outre un désintérêt généralisé y compris des experts universitaires vis-à-vis de la formation des indépendants, se posent pêle-mêle les questions du financement, d’une carence de relai institutionnel, de la construction du projet, etc.

La loi El Khomri renvoie à l’article L.6312-2 du Code du travail selon lequel « les travailleurs indépendants, les membres des professions libérales et des professions non salariées, y compris ceux n’employant aucun salarié, ainsi que leur conjoint collaborateur ou leur conjoint associé, bénéficient personnellement du droit à la formation professionnelle continue ». En principe, il revient au travailleur indépendant de contribuer lui-même au financement de la formation à hauteur de 0,25% du montant annuel du plafond de la Sécurité sociale (art.L.6331-48 du Code du travail). L’apport de la loi El Khomri a été de prévoir que la contribution à la formation professionnelle du travailleur indépendant est prise en charge par la plateforme. Mais le décret d’application du 4 mars 2017 précise que cette contribution n’est en réalité qu’un remboursement sur demande du travailleur qui doit apporter des justificatifs de paiement et attester d’un chiffre d’affaires annuel d’au moins 13% du plafond annuel. En d’autres termes, le travailleur doit faire l’avance, ce qui suppose d’avoir épargné à cet effet et à tout le moins de faire une avance. Autant de conditions qui ruinent l’effectivité de la mesure et brouillent le caractère universel du droit à la formation professionnelle.

La loi El Khomri reconnait aussi au travailleur indépendant le droit de demander à la plateforme de prendre en charge les frais d’accompagnement pour suivre les actions de formation permettant de faire valider les acquis de l’expérience d’une part et d’autre part de lui verser une indemnité en vertu de l’art. L.7342-1 et s. du Code du travail. Les frais d’accompagnement et l’indemnité ne sont versés que si le travailleur a réalisé au cours de l’année civile écoulée un chiffre d’affaires supérieur ou égal à 13% du plafond annuel de la Sécurité sociale. L’indemnité est plafonnée à 24 fois le taux horaire minimum interprofessionnel de croissance. Les conditions restrictives posées ajoutées à la nécessité pour le travailleur de se projeter personnellement dans cette perspective de faire valoir une expérience suppose en outre de considérer que cette activité puisse être un tremplin vers d’autres activités, ce qui est loin d’être le cas spécialement lorsqu’il s’agit de travailleurs de plateforme de livraison, de travailleurs du clic ou de crowdworking. Des recherches empiriques rapportent en effet que les travailleurs de plateforme ont une mauvaise image de leur activité et d’eux-mêmes au point de cacher ou d’éviter de se présenter à autrui comme tel41.

Quant au compte personnel de formation, il est abondé par la plateforme si le chiffre d’affaires réalisé est supérieur à un seuil déterminé par secteur d’activité du travailleur. Les conditions d’abondement et les secteurs devaient être précisés par décret, ce qui n’est toujours pas le cas. Or le compte personnel de formation est un des outils clés de la formation professionnelle qui permet la réalisation effective du droit individuel à la formation.

Plusieurs facteurs engendrent un non-recours au droit à la formation des travailleurs indépendants de plateforme.

-C’est d’abord celui de la méconnaissance par les travailleurs de plateforme de leurs droits individuels en matière de formation. Combien sont-ils à avoir ouvert un CPF ?

-C’est ensuite celui des moyens financiers. À cet égard, il faut souligner deux éléments. D’une part, un décret du 29 avril 2024 vient de rendre obligatoire une participation forfaitaire du travailleur aux formations suivies dans le cadre du CPF de 100 euros. D’autre part, durant la formation, le travailleur indépendant ne perçoit pas de compensation financière de la perte de revenu occasionné par le non exercice de l’activité. C’est une très grande différence avec le salarié qui voit son contrat de travail seulement suspendu, son salaire maintenu et jouit de la sécurité de retrouver son poste de travail au terme de la formation. C’est donc un manque à gagner pour nombre de travailleurs indépendants singulièrement ceux dont les revenus ne leur permettent pas de ne pas travailler pendant le temps nécessaire à la formation. C’est le cas de bien des travailleurs de plateforme et pas seulement de ceux qui relèvent de la catégorie des travailleurs pauvres42. Le suivi de formation suppose de disposer de temps à cet effet. Or toutes les études menées sur les travailleurs de plateforme de mobilité, en France comme à l’étranger43, font état de durées de travail quotidien ou hebdomadaire très largement supérieures à la durée légale du travail (35h) et aux maxima journalier (12h) hebdomadaires (44 et 48h) ; entre 10h par jour et 60/70h/semaine, 7j/7. De telles conditions de travail sont incompatibles avec tout type de formation qui suppose une disponibilité mentale et physique qui fait la plupart du temps défaut aux travailleurs de plateforme sur-connectés, usés et fatigués.

-C’est enfin celui très subjectif et personnel du rapport à la connaissance, au temps, à la mobilité et plus intimement de l’estime de soi. Tout cela est très largement nourri par des accompagnements. C’est pourquoi, par-delà la dimension financière du droit à la formation, se pose la question peut-être moins visible, mais tout aussi prégnante des mesures d’accompagnement qui créent un environnement favorable, encourageant ou non à suivre des formations. La loi de 2018 a créé le conseil en évolution professionnelle qui permet au titulaire du CPF de construire son projet de formation pour développer ses compétences, préparer une reconversion et sécuriser son parcours professionnel. Le bilan de compétences, la validation des acquis d’expérience (VAE) contribuent « à consolider le droit à l’accompagnement en émergence 44». Mais les travailleurs indépendants de plateforme n’auraient-ils pas été oubliés de cette préoccupation ?

Les adultes qui se forment le moins sont ceux qui ont le plus besoin de formation ; ils occupent les emplois les moins qualifiés45, le « piège des emplois peu qualifiés » selon la formule de l’OCDE46 ; le type de contrat de travail a aussi une influence : les travailleurs ayant des contrats atypiques bénéficient beaucoup moins de la formation dans les pays de l’OCDE que ceux ayant un CDI à temps complet47. Que dire alors des autoentrepreneurs ? Une carence qui vire à l’indigence. « La question de l’attractivité et de la participation à la formation des adultes ainsi qu’à l’enseignement et la formation professionnelle continue ne porte pas sur un manque d’estime, mais d’incitation48 ». Les autres raisons du non suivi de formations sont le temps, le coût, les contraintes familiales, l’absence de soutien des acteurs de la formation (employeur, services publics) ou l’absence d’offre de formation adaptée, la distance, la santé ou l’âge.

Le législateur français a mis en place un dialogue social ad hoc pour les travailleurs indépendants de plateforme de mobilité à l’origine d’accords collectifs de secteur conclus au sein de l’Autorité des relations professionnelles des plateformes d’emploi (ARPE). L’art. L. 7343-28 du Code du travail indique les sujets qui peuvent faire l’objet de tels accords ; y figurent la formation professionnelle et les garanties sociales des travailleurs. L’art. L. 7343-36 du Code du travail va plus loin en disposant qu’il y a une obligation annuelle de négocier sur un ou plusieurs thèmes dont « les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels. À ce jour les accords négociés et conclus portent sur les revenus, la déconnexion et les discriminations. La formation n’est pas à l’ordre du jour. Des experts de la formation professionnelle remarquent à très juste titre que « la mise en œuvre de ce droit à la formation professionnelle continue ne devrait pas résulter de la seule initiative individuelle qui, en pratique, se révèle être un critère très fragile alors même que sa place ne cesse de croître au sein du droit du travail, mais s’inscrire dans un cadre institutionnel paritaire (conforté pour les salariés par la récente réforme du droit de la formation professionnelle continue) ou collectif à développer pour les travailleurs indépendants et les professions libérales. Cela suppose l’introduction de mécanismes de représentation qui devront être plus larges que ceux institués pour la représentation des travailleurs salariés (notamment à destination des demandeurs d’emploi et des indépendants) 49». Ce propos publié en 2007 est toujours d’actualité malgré la loi de 2018, spécialement pour les travailleurs de plateforme.

Conclusion

En misant sur un renforcement des droits individuels attachés à la personne, quel que soit son statut pour accéder à la formation professionnelle via le CPF et le CEP, le législateur français mise sur la capacité de chaque personne à prendre en charge et gérer son employabilité. Il est possible d’y voir l’expression d’une libéralisation de la formation professionnelle ; chacun devenant responsable de son employabilité et de la sécurisation de son parcours professionnel. Mais cela suppose d’avoir les capacités personnelles de projection, de bilan et de réflexivité ainsi que de disposer de ressources matérielles permettant de s’affranchir d’impératifs de survie, ce qui n’est pas le cas de la plupart des travailleurs de plateforme. Le droit à la formation des travailleurs de plateforme est ainsi largement impensé s’il n’est pas totalement abstrait. L'universalisation de ce droit s'est avérée en l'état actuel du droit positif impuissante à endiguer les effets disruptifs des stratégies des plateformes en matière de statut et de profession.

Notes

  • 1. Voir I. Daugareilh, « La fabrication des travailleurs pauvres », in Cl. Marzo, Le salaires minimaux des travailleurs de plateforme dans l’Union européenne – Analyse de droit comparé et de l’Union européenne, éd. Bruylant, 2024, p.109.
  • 2. L’OIT, au lendemain de sa création en 1921, a adopté des recommandations spécialisées puis générales sur la formation professionnelle.
  • 3. Selon P. Caillaud « La construction d’un droit de la formation professionnelle des adultes (1959-2004) » in G. Brucy et al. (dir.) Former pour réformer. Retour sur la formation permanente, Paris, La Découverte, Recherches, 2007, p.171.
  • 4. Art.31 de la Recommandation : les programmes de formation professionnelle en vue d’un emploi indépendant devraient « a) inculquer outre la formation professionnelle dans le domaine technique choisi, les pratiques et les principes fondamentaux de la gestion des affaires et de la formation d’autrui ; b) faire saisir à leurs bénéficiaires la nécessité de prendre des initiatives, d’évaluer les risques et de les accepter ».
  • 5. Sommet européen de Lisbonne des 23-24 ars 2000, conclusions de la présidence, point 25. COM, Réaliser un espace européen de l’éducation e de formation tout au long de la vie, COM (2001) 678 final, non publiée au JOCE.
  • 6. OCDE, Lifelong Learning for ALL, Meeting of education Committee at Ministerial Level, 16-17 Janvier 1996, Paris, 1996.
  • 7. L’objectif 4 de développement durable des Nations Unies stipule que nos sociétés doivent assurer l’accès de tous à une éducation de qualité sur un pied d’égalité et de promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie » d’ici à 2030.
  • 8. Commission d’experts pour l’application des conventions te recommandations, Etude d’ensemble sur les instruments relatifs à l’emploi à la lumière de la Déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, CIT, 99ème session, 2010, Rapport III (Partie 1B).
  • 9. E. Verdier, « L’éducation et la formation tout au long de la vie : une orientation européenne, des régimes d’action publique et des modèles nationaux en évolution », Sociologie et Sociétés, 2008, 40 (1), p.195.N. Maggi-Germain P. Caillaud, « Vers un droit personnel à la formation ? » Droit social, 2007, p.574.
  • 10. COMMUNICATION DE LA COMMISSION, Réaliser un espace européen de l'éducation et de formation tout au long de la vie, COM (2001) 678 final, 21.11.2001. Cet engagement de l’Europe en faveur de la formation professionnelle tout au long de la vie doit à Jacques Delors, père de la loi française de 1971 et auteur d’un rapport pour l’Unesco « L’éducation : un trésor est caché dedans » de 1996. Voir Institut J. Delors, Penser l’Europe, Policy Paper 273, Décembre 2021. E. Verdier, « L’éducation et la formation tout au long de la vie : une orientation européenne, des régimes d’action publique et des modèles nationaux en évolution », Sociologie et sociétés, 2008, vol40, n°1, p.197.
  • 11. Ibid.
  • 12. Ibid, sp. p.218.
  • 13. La loi de 2004 fait suite à l’accord national interprofessionnel de 2003 sur la formation tout au long de la vie, signé par l’ensemble de toutes les organisations professionnelles
  • 14. Art.L.111.1, 5ème al. Code de l’éducation.
  • 15. A. Supiot (Dir.), Au-delà de l'emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, rapport pour la Commission européenne, Paris, Flammarion, 1999.
  • 16. J.M. Luttringer, « Le compte personnel de formation : genèse, droit positif, socio dynamique », Droit social, 2014, p.972.
  • 17. Via les fonds de gestion des congés individuels de formation – FONGECIF- supprimés par la loi de 2018.
  • 18. OECD, Economica and finance of life long learning, 2001.
  • 19. P. Le Douaron, « La formation tout au long de la vie », Revue française d’administration publique, 2002/4, n°104, p.573.
  • 20. A. Supiot (Dir.), Au-delà de l'emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europ, op.cit.
  • 21. B. Gazier, « Flexicurité et marchés transitionnels du travail : esquisse d’une réflexion normative », Travail et emploi, n°113, 2008, p.117. B. Gazier, B. Palier, H. Périvier, Refonder le système de protection sociale- Vers une nouvelle génération de droits sociaux, Presses de Sciences PO, Paris, 2014. Voir aussi « Le compte personnel d’activité à la lumière es « Marchés transitionnels du Travail », France Stratégie, 4 septembre 2015.
  • 22. Soc. 25 février 1992, n°89-41 634, Dalloz, Som. 294, obs. A Lyon-Caen.
  • 23. En remplacement du plan de formation depuis la loi de 5 septembre 2018. Ce plan ne distingue plus entre les formations d’adaptation au poste de travail et les formations relatives au développement des compétences.
  • 24. Pour les entreprises de moins de 11 salariés, la contribution est de 0,55% du montant du revenu retenu pour le calcul des cotisation sociales (art.L.6331-1 du Code du travail) ou de 1% si l’entreprise a plus de 11 salariés (art.L.6331-3 du Code du travail).
  • 25. Assemblée nationale, Commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences », Rapport n°1521, 11 juillet 2023.
  • 26. Sénat, rapport P. Savoldelli, « L’ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ?, Rapport d’information n° 867, Septembre 2021.
  • 27. Sont particulièrement affectés les métiers de l'artisanat.
  • 28. Ibid
  • 29. Ibid.
  • 30. L. Dablanc, « Plateformes numériques de livraison : retour sur une recherche et un colloque » in I. Daugareilh, La plateformisation du travail, nouvelle forme d'emploi, nouvelle forme d'organisation?, ed. Bruylant, 2025, p.105.
  • 31. Ibid. L’absence de cette capacité est sanctionnée de 12 mois de prison et de 15000 euros d’amende en cas de circulation sans ce titre. Par ailleurs, les livreurs à vélo sont de plus en plus nombreux, surtout à Paris, à utiliser des vélos partagés de type Vélib ou Véligo dont l’usage est cependant interdit pour effectuer des livraisons. Le contrat d’utilisation de Véligo, par exemple, indique que « l’usage même ponctuel à des fins de transport de marchandises est interdit » ; il est « interdit de faire plus de 300 km par semaine » ainsi que « de faire plus de 70 trajets par semaine ».
  • 32. B. Jullien, M. Montalban, « Économie politique de la livraison de repas à domicile via les plateformes ou comment rendre soutenable l’insoutenable » in I. Daugareilh, La plateformisation du travail, nouvelle forme d'emploi, nouvelle forme d'organisation ?, éd. Bruylant, Bruxelles, 2025, p.37.
  • 33. Voir I. Daugareilh, « Le droit à la santé des travailleurs de plateforme », Revue de droit sanitaire et social, 2022-4, p.997.
  • 34. Respectivement le FAFCEA-artisans pour les chauffeurs VTC et l’AGEFI-chefs d’entreprise pour les livreurs de repas/courses.
  • 35. Le CPF est ouvert à tout actif âgé de 16 ans ; il est attaché à la personne et portable en cas de changement de statut ; les formations éligibles sont ouvertes à l’ensemble du Répertoire national des certifications professionnelles RNCP et du Répertoire spécifique.
  • 36. J.M. Luttringer, « La réforme de la formation professionnelle et de l’apprentissage par la loi du 5 septembre 2018 relative à la liberté de choisir son avenir professionnel », Droit social, 2018, p.962-963.
  • 37. Elle permet d’obtenir le versement d’un capital égal à 45% du montant des indemnités de chômage restantes dues à la date du début de l’activité. Il ne s’agit pas d’une aide pour toute personne privée d’emploi, mais d’une aide permise par les droits au chômage accumulés dans l’activité salariée antérieure, ce qui suppose d’avoir eu le statut de salarié.
  • 38. Il permet à l’agent ayant accompli 3 ans de services effectifs dans l’administration, de parfaire sa formation personnelle par le biais de stages de formation qui ne sont pas proposés par l’administration, ou de préparer des concours administratifs. La première année du congé de formation professionnelle ouvre droit au bénéfice d’une indemnité mensuelle forfaitaire égale à 85% du traitement brut jusqu’à un certain plafond.
  • 39. Rapport Frouin J.Y., Réguler les plateformes numériques de travail, 2020, p.100-101.
  • 40. Ibid.
  • 41. I. Daugareilh, et al. Formes de mobilisation collective et économie de plateformes, 2022, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03615403
  • 42. Voir I. Daugareilh, « La fabrication de travailleurs pauvres par les plateformes » in Cl. Marzo, Les salaires minimaux des travailleurs de plateformes dans l’Union européennes – Analyse de droit comparé et de l’Union européenne, Bruylant, col. Droit de l’Union européenne, 2024, p.109.
  • 43. OIT, Réaliser le travail décent dans l'économie de plateformes, CIT 113è session, 2025, Rapport V(1), ILC. 113/Rapport V (1), Genève, sp.p.22.
  • 44. J.M. Luttringer, « Le compte personnel de formation, rénové », Droit social, 2018, p.994, sp.p.998. Voir le remarquable travail de recherche réalisé par M. David sur le mode d’émergence du besoin de formation et la part prégnante du collectif sur l’individuel qui nous semble toujours d’actualité à ceci près que le collectif pour les travailleurs indépendants ne peut pas être celui de l’entreprise, mais seulement celui d’une éventuellement organisation dont il serait membre à l’instar de la FNAE pour les autoentrepreneurs. M. David, L’individuel et le collectif dans la formation des travailleurs vol1 ; Approche historique ; vol. 2 Approche sociologique, 1976, Economica, Paris.
  • 45. S. Fernandez, K. Kerneis, Vers un droit individuel à la formation des adultes pour tous les européens, Institut J. Delors, FEPS, Décembre 2020, sp.p.31.
  • 46. OCDE, Perspectives de l’OCDE sur les compétences 2013. Premiers résultats de l’évaluation des compétences des adultes, 2013, p.225.
  • 47. OCDE, Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2019 : L’avenir du travail, p.275.
  • 48. Cedefop, Perceptions n adult learning and continuing vocational education and training in Europe. Second opinion Survey – Volume 1, Member States série Cedefop reference, n°117, 2020, p.75 cité et traduit par S. Fernandez, K. Kerneis, Vers un droit individuel à la formation des adultes pour tous les européens, op.cit., sp.p.34.
  • 49. N. Maggi-Gernain, P. Caillaud, « Vers un droit personnel à la formation », Droit social, 2007, p.574.

Auteurs


Isabelle DAUGAREILH

Affiliation : Directrice de recherche CNRS COMPTRASEC – UMR CNRS 5114 Université de Bordeaux

Pays : France

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