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Le Miroir aux Alouettes du droit à la formation pour les travailleurs de plateformes en Angleterre

Résumé

La formation et l’information œuvrent à l’épanouissement et la sécurité des travailleurs dans leur activité. Ces deux obligations à la charge de l’employeur sont centrales en Angleterre. La présente contribution confronte le cadre de la formation Outre-Manche au statut du travailleur de plateformes numériques qui en est souvent à son exclusion.

Introduction

« Tant pour des raisons humanitaires qu’économiques, aucune société ne peut accepter avec complaisance qu’un tel niveau de décès, de blessures, de maladies et de déchets soit considéré comme le prix inévitable pour répondre à ses besoins en biens et services »1

Le travail est un lieu de vie que l’on intègre au sein duquel le travailleur progresse et évolue2. Il y acquiert de nouvelles compétences et responsabilités au long d’une carrière. L’idée de formation est au cœur de la vie professionnelle, que cette formation soit initiale ou continue. En effet, avant la création des écoles et autres lieux de formations, l’apprentissage d’un métier, d’une compétence, d’une expertise passait par la transmission d’un savoir d’un artisan à un apprenti. En Angleterre, le système du compagnonnage date du Moyen-Âge. Le XIIe siècle voit se structurer le système de l’apprentissage, voie de formation privilégiée des enfants3. Ce mécanisme de formation ne fut encadré qu’avec l’adoption du Health and Morals of Apprentices Act4 en 1802. L’intérêt de cette loi réside notamment dans l’adoption du premier cadre légal en matière de travail des enfants. Ce dispositif visait à améliorer les conditions de travail dans les filatures de coton. La formation continue n’apparait que dans un second temps.

Les premières grandes réflexions sur la formation telle que définie aujourd’hui dans l’entreprise apparaissent avec la volonté d’informer et non pas de former le travailleur.

Avec le développement des industries, de nouvelles problématiques liées à la santé et à la sécurité au travail voient le jour suivant l’exemple du renforcement de la sécurité dans les filatures de coton, le législateur britannique s’est saisi de la question afin d’endiguer un phénomène général de négligence en matière de sécurité des travailleurs au profit d’une plus grande productivité. Il s’agissait alors de rééquilibrer les priorités au sein de l’entreprise et de concilier l’objectif de rentabilité et de productivité avec celui de la sécurité des travailleurs.

Ce constat a conduit à reconnaitre et instituer un devoir d’information et de sensibilisation à la charge des employeurs vis-à-vis de leurs salariés et accorder une importance plus grande au bien-être dans l’entreprise. Cette nouvelle obligation s’inscrit dans le cadre plus large de la santé au travail, plus large que le cadre de la seule sécurité.

Cette évolution a notamment trouvé un ancrage dans le Health and Safety at Work Act de 19745. Cette loi, adoptée à la suite d’un long processus débuté en 1969 a permis d’uniformiser et unifier les régimes de sécurité et de préventions des risques et accidents du travail jusqu’ici dispersés dans différents régimes législatifs et réglementaires. Cette œuvre est le fruit du rapport Robens de 19726 qui visait à répondre aux manquements et failles notamment issus du Factory Act7 de 1833. Ce rapport s’inscrit dans le contexte de l’adoption des premières grandes législations en matière de sécurité professionnelle comme les Employers Liability Act de 19698 qui proposaient déjà une uniformisation de certains dispositifs. En 1969, Lord Robens choisi par Barbara Castle, Ministre de l’emploi et de la productivité, présida une commission dédiée à la santé et la sécurité au travail, témoignant de la volonté d’apporter une réponse coordonnée aux nombreux accidents meurtriers des années 60. Le rapport9 dresse le constat accablant que l’évaluation des risques, qui pèse sur les travailleurs, n’est pas appréhendée à sa juste mesure par l’employeur. Par ailleurs, les travailleurs n’étaient pas formés et sensibilisés aux enjeux et aux questions de santé et de sécurité au travail10. Le rapport propose une refonte du système et entend renforcer cette responsabilité qui pèse sur l’employeur11.

La formation et l’apprentissage sont, en Angleterre comme ailleurs, les pierres angulaires de la vie professionnelle. Dans un deuxième temps les formations professionnelles vont se développer. Cette perspective permet au travailleur de construire un plan de carrière, afin d’occuper d’autres fonctions que celle du poste initial et de trouver un regain d’intérêt pour son activité. Ces mesures de formations continues offrent à tout travailleur des perspectives d’avenir au sein et en dehors de l’entreprise.

Il convient enfin de rappeler que la particularité du système du droit du travail britannique réside dans l’existence de trois catégories d’emplois, à la différence de la France où il en existe deux. En effet, alors que le système français ne connaît que les situations du travailleur salarié et du travailleur indépendant, le système britannique est nettement plus complexe, car il est construit autour de trois catégories d’emplois, chacune ouvrant droit à des prestations différentes comme la protection sociale, le salaire minimum ou encore la formation, par exemple.

Le salariat est la catégorie la plus protectrice. Elle offre à son bénéficiaire l’accès à toutes les prestations sociales disponibles, en droit britannique. À l’autre extrémité du cadre se trouve le self-employed, équivalent français de l’auto-entrepreneur ou du travailleur indépendant. Enfin, il existe une troisième catégorie intermédiaire d’emploi : le worker. Cette catégorie donne accès à un socle minimum de prestations sociales. Ce type d’emploi se caractérise par un statut précaire ou le caractère discontinu de son activité. Cette situation justifie donc, d’après le législateur britannique, une protection limitée. Soulignons également que les statuts peuvent s’entrecroiser. Ainsi, tous les salariés sont des workers, mais tous les workers ne sont pas salariés.

L’activité de plateformes numériques semble s’inscrire à rebours de ces catégories en proposant un système particulièrement complexe qui se fonde sur le recours au statut de travailleur indépendant tout en fonctionnant sur la base d’un salariat de fait. La question du statut des travailleurs de plateformes est aujourd’hui, particulièrement documentée12. Elle se caractérise par la contractualisation de travailleurs à la tâche par l’intermédiaire du statut de travail indépendant, tout en imposant à ces derniers un contrôle et des sanctions en cas de mauvaise exécution de la prestation, caractéristiques du salariat. Cette situation, particulièrement inconfortable pour les travailleurs, offre toutefois de nombreux avantages aux plateformes qui prétendent ne pas avoir de salariés.

Ce contournement des règles du droit du travail permet aux plateformes d’exercer un véritable contrôle sur leurs opérateurs subordonnés, tout en s’exonérant de leurs obligations patronales. Ce constat déjà dressé dans les domaines de l’accès à la sécurité sociale, ou du salaire minimum se retrouve dans une moindre mesure dans le cadre de la formation. Il convient d’ores et déjà de nuancer. En effet, malgré le cadre relativement restrictif de l’accès à la formation, certaines plateformes proposent de véritables programmes de formations diplômants, afin de permettre à leurs agents de développer de nouvelles compétences ou une expertise entrepreneuriale.

Il s’agira d’abord de s’intéresser à la différence de régime juridique entre les obligations d’information et de formation dans le droit du travail britannique (I) avant de s’attarder sur la mise en œuvre par les plateformes de programmes de formations (II).

I. Information et formation du travailleur : une géométrie variable

Le droit britannique repose sur la logique générale d’un training pour définir tout à la fois l’obligation d’information ou de sensibilisation et celle de formation continue, qui dépendent d’un régime distinct (A). Toutefois on note une volonté d’ouvrir ces dispositifs à un plus grand nombre de travailleurs (B).

A Devoir d’information et droit à la formation particulièrement encadrés

L’obligation pour l’employeur de prévoir dès l’embauche de tout travailleur salarié ou worker, les modalités d’accès à un programme de sensibilisation et un accès à une information est prescrite sous peine de sanctions. Cette double obligation de formation et d’information concerne la santé et la sécurité au travail des salariés. En effet, sur ce point l’article 1er de la loi est particulièrement clair13. L’article 2 du Health and Safety at Work Act de 1974 dispose qu’« il est du devoir de tout employeur d'assurer, dans la mesure du possible, la santé, la sécurité et le bien-être au travail de tous ses salariés. (2) Sans préjudice de la généralité des obligations d’un employeur en vertu du paragraphe précédent, les questions auxquelles s’étend cette obligation comprennent notamment : c) la fourniture des informations, instructions, formations et supervisions nécessaires pour assurer, dans la mesure du possible, la santé et la sécurité au travail de ses employés ». Ainsi, la loi identifie explicitement les questions de formation et d’information.

Cette apparente restriction contraste avec l’objectif initial de la loi d’assurer la sécurité et la santé de toute personne sur le lieu de travail14. Le devoir d’information sur les risques inhérents à la conduite d’une activité professionnelle s’impose à tout employeur ou travailleur indépendant à l’égard de toute personne n’étant pas salarié et pouvant être affectée par la manière dont l’activité est conduite15. Le texte pourrait ainsi s’appliquer aux plateformes numériques d’intermédiation à l’égard de toute personne n’étant pas salariée comme les travailleurs indépendants ou les workers.

D’un point de vue plus pratique, le système britannique distingue entre les formations obligatoires par détermination de la loi16 et les formations qui sont considérées comme importantes par l’employeur ou la loi, qui dépendent d’un cadre particulier17. Ainsi, les formations imposées par la loi portent sur la prévention en matière d’incendie, les règles d’hygiène alimentaire18 ou de l’aide sociale19 pour les entreprises de ces secteurs. Les formations jugées nécessaires par le chef d’entreprise ou la loi également obligatoires sont plus spécifiques, car elles dépendent de secteurs d’activités particuliers. Ces prescriptions s’imposent à la fois à l’employeur, tenu de construire et proposer un programme de formation20 et au salarié tenu d’y participer, au risque de ne pas être embauché.

La mise en œuvre du programme de formation est prévue dans le Management of Health and Safety at Work Regulations de 199921. Il incombe ainsi à l’employeur de dresser un bilan des besoins de son entreprise en matière de sensibilisation sur les questions de risques au travail22. Cet acte réglementaire indique également que le travailleur indépendant est responsable de l’évaluation de ses propres besoins23.

Afin d’assurer le respect de cette obligation, la loi prévoit la création d’un organe de régulation: le Health and Safety Executive24. Cette autorité de régulation est une autorité administrative indépendante, chargée d’encourager la formation et d’assurer les bonnes conditions de travail. À ce titre, elle est compétente en matière d’inspection du travail et intervient en cas d’accidents liés du travail. L’obligation de formation en matière de santé et sécurité au travail est clairement identifiée par le cadre juridique britannique et s’applique de façon générale à toute personne dans l’entreprise, sans distinction de statut. Cette interprétation sera confirmée par la jurisprudence.

Les plateformes sont pleinement conscientes de cela. Par exemple, des entreprises comme Deliveroo conditionnent le recrutement des livreurs à une sensibilisation préalable en matière de sécurité routière25 que l’impétrant est tenu de suivre avant de pouvoir d’effectuer ses premières courses. Ces formations sont assurées au moyen d’une plateforme numérique dédiée qui s’assure notamment que les vidéos ont bien été suivies.

La formation continue fait l’objet d’un cadre nettement plus restrictif, car elle ne concerne que les salariés. En effet, les articles 47A ou 104E du Employment Rights Act de 199626 identifient clairement ce droit en prévoyant qu’un salarié ne peut être victime d’un biais ou d’une action délibérée limitant ou empêchant l’exercice de ce droit. La partie 6A porte exclusivement sur le droit à la formation continue des salariés. L’article 63D pose le cadre de l’exercice de ce droit qui obéit à plusieurs conditions telles qu’une durée de présence dans l’entreprise de 26 semaines minimum, pour une entreprise d’au moins 250 personnes 27. L’objet de la formation doit viser l’amélioration de la productivité 28. Le temps de formation ou d’études est décompté du temps de travail et fait l’objet d’une rémunération. L’employeur exerce également un droit de regard sur l’assiduité du salarié et peut l’interrompre s’il considère que celle-ci n’est pas suivie correctement. Par ailleurs, les salariés sont limités à une demande de formation par an. S’agissant des travailleurs indépendants, comme dans le cas de la prévision des risques, ils sont responsables de leur propre formation continue et peuvent bénéficier d'aides financières29.

Ainsi, ce dispositif semble particulièrement encadré et restrictif. Les Workers en sont formellement exclus. Toutefois, les récentes évolutions en matière de formalisme des contrats de travail offrent une perspective intéressante pour élargir ce droit et lui donner une pleine effectivité.

B. Le formalisme renouvelé du contrat de travail et droit à la formation

Le cadre de la formation initiale et de la formation continue est un cadre à géométrie variable tant en ce qui concerne les modalités de mise en œuvre que les travailleurs concernés. Ce manque d’uniformité semble toutefois remis en cause.

En effet, le gouvernement travailliste a mis en place le Good Work Plan30 : un grand plan pour l’emploi en 2018 dont certains pans ont été mis en place en 2020. Il a abouti à la refonte de nombreuses dispositions applicables en droit du travail britannique, par voie réglementaire. L’avancée la plus significative, pour notre sujet, est la valeur renouvelée accordée au formalisme dans l’établissement du contrat de travail pour tout recrutement à compter du 6 avril 2020. Cette évolution vise à lutter contre les fraudes à la qualification en imposant une détermination claire des conditions de travail pour toute nouvelle embauche dans l’entreprise.

À compter de cette date, tout nouvel entrant doit recevoir un document de l’employeur précisant le type de contrat considéré, des informations détaillées en matière d’avantages et de congés. Ce document doit également mentionner de manière explicite les obligations de l’employeur et les droits du travailleur en matière de formation initiale et continue. Ces nouvelles prescriptions formelles s’appliquent notamment au worker. Au-delà de l’enjeu de la formation, ces nouvelles règles représentent une avancée significative pour les workers en termes de prévisibilité et de clarté du contrat. Ces dispositions sont pleinement applicables aux travailleurs de plateformes. En effet, ces derniers étant considérés depuis la décision Uber de 2021 comme des workers31.

Le dispositif de formation continue est également favorisé par la place des délégués syndicaux à la formation : les Union Learning Representatives. Ces représentants sont spécialisés dans la sensibilisation, la prévention et l’accompagnement des travailleurs. Leur rôle, certes particulièrement important, reste de moindre importance dans le cas des travailleurs de plateformes. En, effet, on constate que ces travailleurs sont peu syndiqués, cela tant par manque d’information que par manque de temps, toujours concentrés sur la prochaine course ou commande.

Toutefois, cette situation est en voie d’évolution. La filiale britannique de Deliveroo a signé un accord historique avec le syndicat GMB Union. L’accord signé en mai 2022 reconnait que les livreurs sont des travailleurs indépendants. Il renforce la négociation collective des livreurs et l’accès à certains droits32. Cette démarche revient à la situation antérieure à la jurisprudence Uber de 2021, car elle qualifie les travailleurs de plateformes de travailleurs indépendants, abonde toutefois dans le sens d’une responsabilisation de la plateforme. Pour l’heure cet accord est relativement limité puisqu’il ne concerne que les travailleurs indépendants et la négociation collective. Toutefois, rien n’exclut un éventuel élargissement de son contenu. Cela pourrait aboutir à associer le syndicat aux formations déjà proposées par les plateformes.

La question de la formation et de l’information particulièrement importante et centrale dans le droit du travail britannique a tendance à s’élargir de plus en plus. On constate même que les plateformes ont investi ce champ pour renforcer encore cette idée de responsabilité sociale.

II. L’illusion d’une formation ouverte à tous les travailleurs

Le cadre légal et réglementaire en matière de formation, qu’elle soit initiale ou continue, semble restreint, même s’il est vrai, que des efforts sont constatés. Souvent dans ces situations, le juge est venu rappeler les obligations de chacun des acteurs et uniformiser le régime (A). Par ailleurs, la tendance actuelle des plateformes est de proposer à leurs travailleurs des modules de formation, afin de promouvoir une forme d’ascenseur social au sein de l’entreprise (B).

A. Une volonté jurisprudentielle d’étendre le droit à la formation à tous les travailleurs

L’information ou la sensibilisation sont des obligations légales qui pèsent sur l’employeur. Cela a été clairement identifié par le juge dans les décisions Stokes33 de 1968 ou Baker de 201134. Dans la décision de 1968, il était question de la mise en jeu de la responsabilité de l’employeur à la suite du décès d’un ouvrier exposé à de l’huile minérale durant de nombreuses années. Cette substance a imprégné ses vêtements et par voie de conséquences ses reins, ayant entrainé un cancer et un décès prématuré. Les risques d’expositions à de telles substances ont été identifiés par les services de l’inspection des usines en 1960. L’entreprise de la victime n’avait pas proposé de réelle prévention, mais seulement une simple discussion, à laquelle la victime n’avait pas assistée. Se fondant sur ces éléments, le juge en déduit l’exigence d’un devoir de diligence qu’il définit volontairement de manière large : « le critère global demeure la conduite de l'employeur raisonnable et prudent, pensant à la sécurité de ses travailleurs35 à la lumière de ce qu'il sait ou devrait savoir. Lorsqu'il existe une pratique reconnue et générale qui a été suivie sans incident pendant une période substantielle dans des circonstances similaires, il a le droit de la suivre, à moins que le bon sens ou les connaissances plus récentes, démontrent qu’elle est manifestement mauvaise. Dans le cas où les connaissances se développent, il doit se tenir raisonnablement au courant et ne pas tarder à en prendre note. Lorsqu'il a connaissance de risques supérieurs à la moyenne, il peut être ainsi tenu de prendre des précautions particulières, au-delà des précautions normales. S’il est avéré qu’il n’a pas répondu aux exigences que l’on peut normalement attendre d’un employeur raisonnable et prudent, la négligence est constituée »36. Ce raisonnement met en lumière deux éléments essentiels : d’une part l’obligation de diligence qui pèse sur l’employeur, d’autre part cette obligation ne s’applique pas uniquement aux salariés, mais également aux workers.

Cette analyse jurisprudentielle, certes rapide, sert la cause des travailleurs de plateformes. En effet, la décision Uber de 202137 conclut à la requalification de workers des chauffeurs VTC incorrectement qualifiés de travailleurs indépendants. Cette requalification ouvre le droit à certaines prestations comme le salaire minimum ou l’accès à une formation en matière de santé, de sécurité et de risques au travail. Rappelons-le, la décision Uber de 2021 s’inscrit dans le prolongement de la décision Autoclenz de 201138. Dans cette décision le juge s’attarde sur la qualification réelle des conditions de travail pour requalifier la nature d’un contrat de travail. L’examen du lien de subordination, au cœur de l’analyse du juge dans la décision Autoclenz, est repris dans la décision Uber de 2021.

Ainsi, l’étude de ces décisions démontre bien l’importance que revêt la qualification de la situation réelle de l’exercice de l’activité. En effet, qualifiés de travailleurs indépendants, les travailleurs de plateformes sont exclus des dispositifs légaux et réglementaires de formation sur les risques au travail ou de formation continue. Ces derniers sont, au regard des textes, responsables de leur propre formation. Toutefois, une lecture constructive du texte laisse supposer que la plateforme qui conclut un contrat avec des travailleurs indépendants serait dans l’obligation de leur donner accès à une formation minimum. Le dispositif issu de la loi de 1972 suppose que cette obligation est également applicable aux travailleurs indépendants recrutés par une plateforme. En effet, la loi précise que cette information s’impose à tout employeur à l’égard de toute personne n’étant pas salariée, mais pouvant être affectée par une activité, ce qui est clairement le cas des travailleurs indépendants recrutés par une plateforme (même s’il est vrai que ce sont les tiers qui sont ici visés). Les requalifications opérées par le juge au profit du statut de worker mettent fin à toute ambiguïté. Les obligations de formation et de sensibilisation en matière de santé et de sécurité au travail, a minima au moment de la conclusion du contrat entre la plateforme et son opérateur, s’appliquent pleinement.

S’agissant de la formation continue, les workers sont exclus du dispositif, alors même qu’il est ouvert aux travailleurs indépendants. On note un paradoxe intéressant sur cette question. Ainsi, pour une même activité, certains travailleurs ne peuvent prétendre à une formation, alors que d’autres le peuvent grâce aux aides financières et d’incitations fiscales proposées par l’État.

Pour pallier ce manque, le rôle des représentants syndicaux dédiés à la formation pourrait se révéler utile. Toutefois, cette perspective est pour l’heure difficilement envisageable tant les travailleurs de plateformes sont, rappelons-le, peu syndiqués, notamment par manque d’information. Ainsi, peu de travailleurs de plateformes sont adhérents d’un syndicat professionnel. Par ailleurs, de nombreux travailleurs de plateformes exercent leur activité en tant que travailleurs indépendants, catégorie de travailleurs pour lesquels la question de la représentation syndicale ne se pose pas ou en des termes différents. Ce constat peu optimiste doit, toutefois, être nuancé. En effet, on remarque que les plateformes développent de plus en plus des programmes de formations diplômants, à destination de leurs opérateurs. Cet effet d’annonce qui doit certes être salué mérite d’être analysé.

B. L’utilisation d’un accompagnement à la formation par les plateformes comme un outil de fidélisation

La question de la formation continue des opérateurs de plateforme est un enjeu pour la plateforme vis-à-vis du public.

En effet, il était essentiel pour la plateforme de fidéliser ses livreurs ou ses chauffeurs. Au-delà de l’attrait économique, argument de vente essentiel, les plateformes comme Deliveroo ou Uber ont développé depuis quelques années39 des programmes de formation à destination de leurs travailleurs. Afin de mener à bien ce projet, les plateformes ont recours aux services de plateformes d’enseignement à distance ou en ligne. À titre d’exemple, les filières belge40 ou britannique41 de Deliveroo ont créé une académie habilitée à délivrer des diplômes en ligne. L’offre de formation compte plusieurs centaines de cursus répartis en fonction de la difficulté ou du domaine d’expertise.

Ce programme permet également aux livreurs de créer leur entreprise42 au moyen d’une aide financière. Uber propose, par exemple, l’accès à une université en ligne, qui dispense des formations aux chauffeurs et à leurs familles43.

Les deux plateformes insistent sur le fait que l’accès à la formation est un avantage, une chance réservée, dans une certaine mesure, aux meilleurs éléments de l’entreprise.

Plus récemment, Deliveroo a élargi son offre de formation en proposant aux « petits » restaurateurs des modules de formation afin de développer leur entreprise44. Par ailleurs, la société s’est également engagée à injecter des fonds dans des entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies et l’exploitation des données afin d’acquérir toujours plus d’expertise45. On assiste ainsi à une mutation de l’entreprise qui semble diversifier son activité. L’objectif pour les plateformes est également de fidéliser à la fois les travailleurs et les entreprises partenaires. S’agissant des travailleurs, la plateforme cherche à promouvoir une possible reconversion et insiste sur le caractère temporaire du travail de plateforme, une forme de tremplin vers l’entreprenariat et l’indépendance financière.

Dans le domaine de la formation de nombreuses avancées ont été constatées par les plateformes sans toutefois apparaitre comme une véritable amélioration. En effet, les vidéos de formation en matière de sécurité routière ne peuvent véritablement remplacer une sensibilisation aux risques sur la route lorsque l’on sait que les livreurs comme les chauffeurs sont contraints d’adopter une conduite à risque, afin de réaliser les courses toujours plus vite.

En matière de formation continue, on remarque une amélioration sensible avec l’apparition des programmes de formation en ligne et l’accompagnement des plateformes en matière d’aide à la création d’entreprise. Cette démarche semble s’inscrire pleinement dans les recommandations de l’OCDE à l’attention des plateformes numériques46. Ces programmes qui relèvent certes d’une politique de communication participent au développement d’une forme de responsabilité sociale de la plateforme.

Notes

  • 1. A. Robens (Lord), Safety and Health at Work : Report of the Committee 1970-72, Cmnd 5034, Londres, HMSO, juillet 1972, p. 1.
  • 2. L’auteur tient à remercier Madame Claire Marzo pour sa relecture et ses conseils.
  • 3. J. Humphries, « Child Labor : Lessons from the Historical Experience of Today's Industrial Economies », The World Bank Economy Review, vol. 17, n°2, 2003, p. 175 à 196.
    Pour une étude plus large O. J. Dunlop & R. D. Denman, English Apprenticeship and Child Labour : A History, Macmillan, Londres, 1912.
  • 4. 42, Geo.3, c. 73.
  • 5. 1974, c.37.
  • 6. R. C. Browne, « Safety and Health at Work : the Robens Report », British Journal of Industrial Medecine, vol. 30, n°1, 1973, p. 87 à 91.
  • 7. Factory Act 1833, 3&4, Will. 4, c. 103.
  • 8. Employers’ Liability (Compulsory Insurance) Act, 1969, c. 57 ou le Employers’ Liability (Defective Equipment) Act 1969, c. 37. Pour une analyse de l’évolution de ces dispositifs B. lang, « The Employer's Liability (Defective Equipment) Act. Lion or Mouse ? », Modern Law Review, vol. 47, n°1, 1987, p. 48 à 56.
  • 9. A. Robens (Lord), Safety and Health at Work : Report of the Committee 1970-72, Cmnd 5034, Londres, HMSO, juillet 1972 disponible : http://www.mineaccidents.com.au/uploads/robens-report-original.pdf.
  • 10. A. Robens (Lord), Safety and Health at Work : Report of the Committee 1970-72, op. cit., p. 6 et suivantes.
  • 11. Pour un résumé voir A. Robens (Lord), Safety and Health at Work : Report of the Committee 1970-72, chapitre 18, p. 151à 156.
  • 12. M. Lane, «Regulating platform work in the digital age », Going Digital Toolkit Policy
    Note, n°1, OECD, 2020.
    Rapports finaux de l’Observatoire de l’UE sur l’économie des plateformes en ligne, janvier 2023, https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/news/final-reports-eu-observatory-online-platform-economy.
    J. – Y. Frouin, « Réguler les plateformes numériques de travail », Rapport remis au Premier ministre, 1er décembre 2020 https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/277504.pdf.
    C. Marzo. Rapport final CEPASSOC : Travail de plateformes numériques et citoyenneté sociale, Université Paris-Est Créteil, février 2024 (rapport provisoire). https://hal.science/hal-04483101.
  • 13. « Les dispositions de la présente loi concernent la santé, la sécurité et le bien être au travail ».
  • 14. Article 1er (3) du Health and Safety at Work Act de 1974
  • 15. Article 3(3) du Health and Safety at Work Act de 1974.
  • 16. Statutory training
  • 17. Mandatory training.
  • 18. Formation imposée par le Food Safety Act de 1990, c. 16.
  • 19. Formation imposée par le Care Standards Act de 2000, c. 14.
  • 20. La violation de ces obligations a des conséquences tant civiles que pénales et peu également avoir un impact l’assurance de l’entreprise. En effet, les compagnies d’assurances peuvent refuser d’assurer un employeur qui ne respecterait pas ces obligations.
  • 21. Management of Health and Safety at Work Regulations 1999, n°3242.
  • 22. Art. 3(1) du Management of Health and Safety at Work Regulations 1999.
  • 23. Art. 3(2) du Management of Health and Safety at Work Regulations 1999.
  • 24. Notamment mentionné à l’article 11(2)b du Health and Safety at Work Act de 1974.
  • 25. https://riders.deliveroo.co.uk/en/news/london-riders-free-in-person-safety-training.
  • 26. Employment Rights Act 1996, c. 18.
  • 27. https://www.gov.uk/training-study-work-your-rights.
  • 28. Art. 63D(4).
  • 29. https://www.gov.uk/business-finance-support.
  • 30. G. Clark, The Good Work Plan, Cm 9755, Londres, CMSO, décembre 2018, disponible https://assets.publishing.service.gov.uk/media/5c19296ded915d0bd3e4db29/good-work-plan-command-paper.pdf.
  • 31. Uber BV v. Aslam [2021] UKSC 5.
  • 32. S. Rogers, « GMB and Deliveroo sign historic recognition deal », 12 mai 2022, https://www.gmb.org.uk/news/gmb-and-deliveroo-sign-historic-recognition-deal. Pour le texte de l’accord :
    https://dpd-12774-s3.s3.eu-west-2.amazonaws.com/assets/4416/5234/2894/GMB_and_Deliveroo_Voluntary_Partnership_Agreement.pdf.
  • 33. Stokes v. Guest [1968] 1 WLR 1776.
  • 34. Baker v. Quantum [2011] UKSC 17. Analyse qui sera également reprise dans Kennedy v. Cordia [2016] UKSC 6. Dans cette décision le juge souligne que l’obligation de diligence trouve également son fondement dans une directive européenne. Il s’agit ici de la question de l’évaluation du risque.
  • 35. Nous soulignons.
  • 36. Juge Graham Swanwick (point 1783).
  • 37. Uber BV v. Aslam [2021] UKSC 5.
  • 38. Autoclenz Ltd v. Belcher, 2011, [2011] UKSC 41.
  • 39. A. Basul, « Deliveroo Academy launches to give riders new business opportunities », UKIN, 14 mai 2019, https://www.uktech.news/news/deliveroo-academy-launches-to-give-riders-new-business-opportunities-20190514.
  • 40. https://riders.deliveroo.be/fr/news/deliveroo-lance-la-rider-academy-en-belgique-1.
  • 41. https://riders.deliveroo.co.uk/en/perks.
  • 42. Nous tenons à préciser qu’à leur où nous écrivons ces lignes. Le programme de formation de Deliveroo a changé de forme et est simplement mentionné à titre d’information générale sur le site de la plateforme. Il n’est plus possible d’avoir accès au catalogue des formations comme cela pouvait être le cas au moment de la communication.
  • 43. https://skillshub.online/.
  • 44. J. Lutrario, « Deliveroo launches virtual training academy », Restaurant, 24 mars 2023, https://www.restaurantonline.co.uk/Article/2023/03/24/Deliveroo-launches-virtual-training-academy.
  • 45. « Deliveroo pledges £200,000 in apprenticeship funding to empower small businesses », Business Matters, 1er novembre 2023, https://bmmagazine.co.uk/news/deliveroo-pledges-200000-in-apprenticeship-funding-to-empower-small-businesses/.
  • 46. What have platforms done to protect workers during the coronavirus (COVID-19) crisis ?, OECD Policy Responses to Coronavirus (COVID-19), 21 septembre 2020.

Auteurs


Jonathan SELLAM

Affiliation : Docteur en droit, Maitre de conférences contractuel, Université Paris Dauphine

Pays : France

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